Pierre Carlet de Marivaux

Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard, Acte I, Scène 1, Dialogue entre Sylvia et Lisette

Texte étudié

SILVIA
Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable, qu’à l’aimable homme : en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l’esprit, n’en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve. Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste : aussi l’est-il, répondait-on, je l’ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment pas d’un mot ; oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi de toute une maison. Ergaste s’est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si
aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.

LISETTE
Quel fantasque avec ces deux visages !

SILVIA
N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa
femme ne la connaît point, n’a point de commerce avec elle, elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui l’environne ; n’est-ce pas là un mari bien amusant ?

LISETTE
Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ?

SILVIA
Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme, j’arrive, on m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé,
vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore ; le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes, qui est-ce qui croit que sa femme est à lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai, comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir, je vais du moins risquer d’en être une copie ; elle me fit pitié, Lisette : si j’allais te faire pitié aussi
cela est terrible, qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est qu’un mari.

LISETTE
Un mari ? C’est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste.

Introduction

Puisant au cœur de la Commedia Dell’arte, Marivaux avait une préférence pour le thème du masque et sa fonction de révélateur, abordant sans cesse l’éternelle question de la transparence des cœurs et des sentiments, surtout lorsqu’il s’agit de l’amour entre les représentants des différentes classes sociales. C’est encore cette question de l’amour entre les hiérarchies sociales que Marivaux aborde dans sa pièce « Le jeu de l’amour et du hasard » dont nous allons étudier un extrait. Nous allons voir en quoi cette scène comporte les caractéristiques d’une scène d’exposition. Nous étudierons donc d’abord le couple « maitresse / servante » puis le rôle de Marivaux en tant qu’auteur moraliste.

I. Le couple maîtresse / servante (couple mythique de la comédie)

A. Le statut social des personnages

Sylvia (maîtresse) :

– Répartition de la parole (ses interventions sont majoritaires).
– Tutoiement : « Tu ne sais ce que tu dis », « Qu’en dis-tu ? ».
– Familiarité : relation hiérarchique (aborde des sujets qu’elle n’aborderait pas avec des personnages du même rang : le mariage).
– Langage soutenu : « on a plus souvent affaire à l’homme honnête que l’aimable homme », « la douceur, la raison, l’enjouement » (utilisation de rythme ternaire, ce sous-entend la grâce du personnage).

Lisette (servante) :

– Moins de temps de parole/brièveté des paroles (stichomythie).
– Vouvoiement : « je gèle au récit que vous m’en fait » (respect).
– Langage familier : «Vertuchoux ».

B. Deux conceptions du mariage

Sylvia :

– Mariage de raison (« l’homme raisonnable ») ? « l’aimable homme ».
? Assimilation du mariage à un « contrat ».
– Mariage dans les règles : pas de sentiment (« je lui demande qu’un bon caractère »).
– Implicitement, rejet des sentiments amoureux.
– Fatalité : « voilà mon portrait à venir, je vais moins risquer d’en être une copie ».
– Inquiétude : hypothèse finale (« elle me fit pitié […] Si j’allais te faire pitié aussi ! », « Cela est terrible !»).

Lisette :

– Envie la chance de Sylvia d’être marié dans les règles (idéal des classes sociales inférieures).
– Moquerie/comique : « quel fantasque… », « Je gèle… ».
– « un mari, c’est un mari » : envie du mariage.

II. Marivaux, auteur moraliste

A. Une imitation des Caractères de La Bruyère

– L’art du portrait : brièveté (éléments concentrés sur une facette du personnage), prénoms (consonance italienne), esquisse (façon dont le portrait est battit), psychologie des personnages (volonté, défauts).
– Communauté de thème.

B. L’héritage de la comedia dell’arte

– Homme au double visage : gai en publique / froid en privé (3 manières / détailles).
« Physionomie si douce, si prévenante »/ « visage sombre, brutal, farouche ».
« Qui ne dit un mot, qui ne rit, qui ne gronde »/ « âme glacée, solitaire, inaccessible ».
« Les bars ouverts, d’un air serein, dégagé »/ « fourbe ».
– Le lien avec l’intrigue : préfiguration de l’échange des rôles.
« Ne lui connaissait encire que se visage là »/ »n’est qu’un masque », « avec ses deux visages ».
– Commedia dell’arte (quiproquo, ambiance italienne…).

Conclusion

Une scène d’exposition classique présentant les deux premiers personnages de l’intrigue et leurs sentiments à propos du thème central de la pièce. Marivaux va cependant plus loin en introduisant des éléments annonciateur des péripéties futures ainsi que des procédés rendant hommage aux artistes qui l’ont précédés.

Du même auteur Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, Acte I, Scène 8 Marivaux, La Fausse suivante, Résumé scène par scène Marivaux, La Colonie, Résumé scène par scène Marivaux, La Seconde surprise de l'amour, Résumé scène par scène Marivaux, La Dispute, Résumé scène par scène Marivaux, L'Île des Esclaves, Scène 6 Marivaux, 'L'Île des Esclaves, Scène 1 Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, Acte III, Scène 2, Dialogue entre Dorante et Mario, Début à "que vous soyez le sien" Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, Résumé Marivaux, La Double inconstance, Résumé scène par scène

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