Albert Camus

Camus, La Peste, Épilogue

Texte étudié

La Peste est le récit d’une épidémie qui ravage la ville d’Oran en Algérie à là fin du roman, la ville fête enfin sa victoire sur la maladie. Le docteur Rieux, l’un de ceux qui ont lutté contre le fléau, assiste de loin aux festivités.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard,* Tarrou,* ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux * avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

CAMUS, La Peste, 1947
Ed. Gallimard

* personnages du roman.

Introduction

Aux expériences de la pauvreté, de la maladie, du soleil, s’est ajoutée en 1939 pour Camus celle de la guerre. S’il n’y a pas pris une part active en tant que combattant, son métier de journaliste, son exode l’ont mis en contact avec cette situation qui n’a pas qu’accentué ses prises de conscience fondamentales. Bien qu’apparenté dans une certaine mesure à l’existentialisme, Albert Camus s’en est assez nettement séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l’absurde Elle parcourt toute son œuvre et sa pensée, jusque dans La Peste (1947).

C’est par ce texte que se clôt le récit de La Peste. En janvier, après neuf mois de lutte incessante contre la peste, les médecins constatent un net recul de l’épidémie. Le narrateur qui était volontairement anonyme pour préserver le lecteur de toute influence se nomme enfin : c’est le docteur Rieux, le personnage principal du récit. Il consacre alors les dernières pages de l’œuvre de sa chronique à la délivrance d’Oran. Par une belle matinée de février, les portes de la ville s’ouvrent enfin au monde extérieur dont les Oranais étaient séparés. La joie éclate alors dans toute la ville et les réjouissances s’organisent.

La nuit venue, le Docteur Rieux monte sur la terrasse qui surplombe la ville. C’est de ce point de vue privilégié que le médecin assiste à l’exubérante allégresse d’Oran libérée de la peste.

I. Une ville joyeuse symbolisant l’humanité entière

1. Une liesse nocturne

De la terrasse, le Dr Rieux contemple Oran qui célèbre l’ouverture de ses portes par un feu d’artifice.

Le texte nous offre alors le tableau d’une ville de la nuit, ce qu’évoquent les jeux d’ombres et de lumières (« Du port obscur montèrent les premières fusées » ; « à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel »).

De la terrasse, le Dr Rieux perçoit également les bruits de la ville : « les cris d’allégresse qui montaient de la ville », « Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée».

Ils parviennent jusqu’à lui, étouffés, déformés : « La ville les salua par une longue et sourde exclamation », « qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse ».

Seules ces perceptions auditives témoignent dans le texte de la présence de la population oranaise. Elle est essentiellement caractérisée par le champ lexical de la joie : « réjouissances », « cris d’allégresse », « cette allégresse », « cette foule en joie », « une cité heureuse ».

Les Oranais fêtent ainsi leur délivrance de la peste mais surtout la fin de leur isolement.

2. Une ville qui incarne l’ensemble de la communauté humaine

La ville représente la population oranaise, une communauté d’hommes et de femmes soudée par l’épreuve et ici par la joie.

La personnification de la ville souligne cette identification totale d’Oran et de sa population : « la ville les salua ».

L’anonymat de cette collectivité permet au lecteur d’en comprendre la portée plus générale : Oran symbolise toute la ville moderne et les Oranais toute communauté humaine.

Telle est la signification de la réflexion du vieil Espagnol (l’un de ses patients auquel il vient de rendre visite) que se remémore Rieux : « Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes ».

Aussi le propos du texte évolue-t-il vers une généralisation « la ville, « les hommes » et « tous les hommes ».

L’Oranais incarne tout homme dans sa banale quotidienneté et son humaine condition.

II. La méditation solitaire de Rieux

1. Un témoignage de solidarité

Le chroniqueur, B. Rieux, insiste sur la valeur de témoignage de son récit : « témoigner », « pour laisser (…)un souvenir », « témoignage ».

Il écrit pour rappeler les souffrances passées d’hommes et de femmes, pour conserver la trace de leur existence. Rieux connaît la faculté d’oubli de ses compatriotes, faiblesse qui les lui rend plus fraternels : « c’était leur force et leur innocence ».

C’est de cette nature humaine paradoxale que Rieux est solidaire. Il est viscéralement lié à la foule oranaise, à la communauté des hommes, qu’ils soient souffrants (durant la peste) ou qu’ils soient heureux (« et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait »).

Médecin solidaire de la misère des hommes mais aussi de leur joie, Rieux leur donne la parole sans les juger. En effet, la technique narrative de la chronique tend vers un témoignage objectif sur les faits rapportés. Elle permet au narrateur d’exprimer non pas son point de vue singulier sur l’épidémie mais la douleur des hommes.

Le dessein du Dr Rieux est, en effet, de « ne pas être de ceux qui se taisent », de « témoigner en faveur de ces pestiférés » et de « laisser au moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites ».

2. Une réflexion humaniste et lucide

La raison d’être de ce témoignage est aussi le rappel d’une foi en l’homme « pour dire simplement […] qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».

Pour Rieux, chacun se doit moralement d’aider les autres hommes, ce que soulignent les verbes « falloir » et « devoir » (« avait fallu », « devraient »).

Cette attitude morale exige de chacun un effort quotidien, une maîtrise de soi et l’exacte appréciation de ses limites.

Les expressions suivantes montrent l’incessante lutte et les difficultés inhérentes à la nature humaine : « accomplir encore », « malgré leurs déchirements personnels », « ne pouvant être des saints », « s’efforcent ».

Dans ce combat essentiellement défensif, il ne s’agit pas de chercher à transformer le monde ni les hommes, mais de les aider à vivre le mieux possible. Il faut donc réduire autant que possible le pouvoir des forces du mal et de la mort.

Fondée sur le refus de la résignation à la souffrance et au mal, cette morale de l’action ne manque pas de lucidité. Elle tire la leçon de l’expérience : « ce qu’on apprend au milieu des fléaux », « pour […] l’enseignement des hommes ».

L’existence humaine est une lutte constante dans la pleine conscience de sa nécessité et de ses effets pour la communauté humaine.

Mais l’homme est aussi conscient des limites de son action. Ainsi, au moment où la ville s’ouvre à la vie retrouvée, Rieux est sans illusion sur la durée de la victoire des hommes sur le mal. Cela est mis en relief par l’emploi du verbe « savoir » et des négations verbales ou lexicales : « Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir », « car il savait ce que cette foule ignorait ».

III. Le dénouement d’un récit allégorique

1. La peste : une allégorie

L’allégorie est une figure d’expression qui offre un double sens (littéral et symbolique) en représentant une idée par une image plus sensible et plus frappante.

Ainsi la peste est une allégorie en ce qu’elle représente toutes les formes du mal qui peuvent nuire aux hommes (« pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites ».

La peste signifie donc tout ce qui empêche l’homme de vivre et d’exercer, dans la liberté et la joie, son métier d’homme.

L’allégorie se manifeste à travers la personnification de la peste.

Ainsi la peste devient sujet de verbes animés : « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais », « il peut rester des dizaines d’années endormi », « il attend patiemment », « la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir ».

Des intentions sont d’ailleurs prêtées à la peste : l’adverbe « patiemment » souligne la stratégie rusée du mal. E outre l’emploi alterné, presque indifférenciée des termes « peste » et « fléaux » (au pluriel) montre leur assimilation progressive dans le texte.
La peste symbolise donc tous mes maux qui affligent la condition humaine.

Aussi le réseau lexical du combat et de la guerre (« perdus », « morts », « douleur », « violence », « victoire », « terreur », « arme », « mourir ») suggère-t-il une autre approche du texte.

Cette chronique d’une épidémie de peste peut aussi évoquer une chronique de guerre. L’allégorie de la peste permet donc une transposition romanesque de la réalité.

L’allusion à la période de la Seconde Guerre mondiale et à l’occupation allemande (en l’occurrence la « peste brune » désignant le nazisme) transparaît, en effet, dans le texte à travers l’atmosphère de la libération de la ville.

Oran délivrée de la peste rappelle Paris libérée de la guerre et de l’occupant.

Mais la signification dépasse encore cette lecture et tend à renvoyer le lecteur à toute guerre, à tout fléau menaçant l’humanité.

2. La conclusion d’une chronique

Chroniqueur, le Dr Rieux dresse un combat des événements passés.
Il rappelle à la mémoire du lecteur tout ce qui a compté pour lui : la ville d’Oran, Cottard, Tarrou, et enfin sa femme, morte loin de lui dans un sanatorium.

C’est ce dénouement qui justifie par sa construction rétrospective l’écriture de la chronique : le projet d’écrire ce témoignage est né du bilan final de l’aventure collective qu’est la peste.

En outre, ce dernier passage du récit renvoie à l’épigraphe (citation liminaire) de la chronique : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas ».

Cette phrase incite le lecteur à comprendre la chronique comme un écrit symbolique : la peste représente l’allégorie de l’enfermement de l’homme dans sa propre condition humaine. En effet tous les hommes abritent en eux le virus de la peste, symbole de cette maladie morale qui peut s’appeler indifférence ou égoïsme.

Il est donc nécessaire de demeurer vigilant comme le prouve la conclusion ouverte de la chronique.

L’emploi du présent à valeur générale et du conditionnel donne au dernier paragraphe du texte le sens d’une mise en garde. Le point de vue narratif s’est modifié. Il semble que l’auteur a pris le relais de son narrateur, Rieux, pour dire le risque éternel du retour offensif des fléaux.

Conclusion

Ce texte célèbre clôt l’œuvre sur une atmosphère de liesse qui anime Oran libérée de la peste.
Mais cette page incite à une réflexion sur la condition humaine.
L’allégorie de la peste illustre la manifestation du mal sur la terre et permet de montrer les hommes tels qu’ils sont.
Capables du pire et du meilleur, les hommes se doivent d’être responsables.
Lucidité, vigilance et solidarité sont nécessaires pour que chacun puisse exercer son « métier d’homme ».
La Peste s’achève donc sur ce bouleversant témoignage de la seule dignité de l’homme : sa lutte quotidienne contre l’absurdité des fléaux, sa révolte continuelle contre l’absurdité de la condition humaine.

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