Céline, Voyage au bout de la nuit, La pourriture du monde colonialiste
Texte étudié
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d’envie. Les clients c’étaient des indigènes assez délurés pour oser s’approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres nègres (1), moins dessalés (2), préféraient demeurer à distance. L’instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.
Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.
Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l’invitait pourtant : « Viens, bougnoule (3) ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage (4) ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna (5) cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ».
Ce Noir n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.
D’autorité les commis recruteurs s’en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n’osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu’ils ne perdent rien du spectacle.
C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n’en a pas plein un petit verre en deux mois.
Pesée faite, notre gratteur (6) entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t’en! qu’il lui a dit comme ça. C’est ton compte !… »
Tous les petits amis blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe.
« Toi, y a pas savoir argent? Sauvage alors? que l’interpelle pour le réveiller l’un de nos commis, débrouillard, habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires (8). Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?… Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia (9) ? Toi y en a couillon ! Bushman (10) ! Plein couillon (11) !
Mais il restait devant nous le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé, s’il avait osé, mais il n’osait pas.
« Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le « gratteur » opportunément. J’en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là! Qu’est-ce que tu veux ? Donne-moi le ton pognon ! »
Il lui reprit l’argent d’autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu’il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.
Le père nègre hésitait à s’en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs (12) du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d’un des tous petits Noirs enfants, le grand morceau vert d’étamine : « Tu le trouves pas beau, toi, dis morpion (13) ? T’en as souvent vu comme ça, dis ma mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou, d’autorité, question de l’habiller (14).
La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte… Il n’y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d’entrer dans la famille. Il n’y avait plus qu’à l’accepter, le prendre et s’en aller.
Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses.
Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l’autre côté de l’avenue Faidherbe (15) , sous le magnolier (16), nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu’ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver.
C’était l’homme du « corocoro » qui nous régalait (17). Il nous fit même marcher son phonographe.
CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932)
(1) les autres nègres : tour expressif et populaire.
(2) Dégourdis.
(3) Nom donné par les Blancs du Sénégal aux Noirs autochtones, devenu par extension une appellation injurieuse de tous les Nord-Africains.
(4) Caricature du langage enfantin prêté aux Nègres.
(5) Argot militaire : cabane.
(6) L’homme au corocoro, tenancier du magasin.
(7) Honteux.
(8) Qui détruit d’avance toute objection, sans réplique possible.
(9) Tribu africaine du Mozambique.
(10) « Homme de brousse », nom d’une peuplade noire d’Afrique australe qui vit dans des conditions très primitives.
(11) Injure grossière.
(12) Astuces (familier).
(13) Gamin.
(14) Tour familier : pour l’habiller.
(15) Général et colonisateur français (1828-1889). Gouverneur du Sénégal sous le Second Empire, il se montra un administrateur efficace et généreux.
(16) Arbre à fleurs blanches, très ornemental.
(17) Qui offrait à boire.
Introduction
Le roman de Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961), Voyage au bout de la nuit met en scène un personnage commun, Ferdinand Bardamu, aux prises avec les grandes questions de son époque : la guerre de 1914-1918 dans laquelle il s’engage, et dont il découvre les horreurs, le colonialisme, le modernisme, le progrès.
De malheur en déchéance, le héros malmené par les événements, découvre le monde et le fait découvrir aux lecteurs, avec une ironie et un cynisme grinçants. Le roman est écrit à la première personne, dans une langue volontairement crue et familière.
Au début du roman, Ferdinand Bardamu, engagé volontaire, participe à la guerre de 1914. Envoyé au front, il mêle au récit de ce qu’il observe des remarques acerbes sus sa propre incompréhension, sur l’absurdité de la guerre. Libéré après sa désertion, échappé à l’ « abattoir en folie » de la guerre, Ferdinand s’embarque pour l’Afrique. Il débarque en Bangola-Bragamance et découvre l’envers cocasse et sordide du colonialisme.
Dans cet extrait, se déroulant à Fort-Gono, capitale du pays, il est allé rendre visite à un collègue de la Compagnie qui l’emploie. Celui-ci tient un comptoir dans le quartier européen. Atteint d’une maladie de peau qui lui cause de pénibles démangeaisons, le « corocoro », il donne une image pitoyable de l’humanité et de la pourriture du monde colonialiste.
I. Un spectacle d’humour noir
1. Une scène de théâtre
L’action principale de cette scène en est l’achat malhonnête de caoutchouc brut à un indigène par un Blanc, colonialiste miteux, atteint d’une maladie de la peau.
Le décor est campé dès les premières lignes : « sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d’envie ».
Les spectateurs eux aussi ne manquent pas en la personne des commis de magasin, et des autres Noirs, moins délurés : « Une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte », « pour qu’ils ne perdent rien du spectacle ».
La mise en scène est signalée dans le texte par ce qui tient lieu de didascalies et des indications de costumes : « Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras ».
Des indications de mouvements dans l’espace sont également mentionnées : « Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme en corocoro ».
La gestuelle des personnages présents mais muets est précisément soulignée : « La femme n’osait toujours pas relever la tête » ; « Tous les petits amis blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business ».
Bien entendu, ce sont les discours au style direct qui donnent la théâtralité la plus apparente à la scène : « Viens bougnoule ! Viens voir par ici ! Nous y a pas bouffer sauvage ! », « Va-t-‘en ! C’est ton compte ! », Toi, y a pas savoir argent ? Sauvage alors ? ».
Le caractère dramatique de l’action vient de ce que le malheureux récolteur reste absolument muet, victime du pouvoir du Blanc, symbolisé par le pouvoir des mots.
2. Le personnage du récolteur
Seules les descriptions nous rendent compte de ses pensées ou plutôt de ses attitudes.
Son extrême misère est rendue par son manque d’individualité. Le dénuement matériel se double ici d’une indigence morale. Il n’a pas droit à un caractère individuel, seule son appartenance à la collectivité des colonisés est suggérée.
La masse silencieuse mais solidaire de sa famille fait partie de son personnage théâtral du début à la fin du passage : « une famille de récolteurs » ; « Une de ses femmes » ; « C’était la première fois qu’ils venaient tous ensemble » ; « des tout petits Noirs enfants » ; « tous se mirent » ; « Toute la petite tribu ».
Ensuite, le personnage est décrit par petites touches, d’abord au physique : « Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras ». Les éléments choisis évoquent son usure, sa vieillesse, la simplicité de son vêtement, ainsi que par métonymie sa fonction de récolteur. Il est nommé par son caractère non civilisé : « Il n’osait pas entrer le sauvage ».
Ensuite, sa naïveté est mise en relief : « Ce Noir n’avait, semblait-il, jamais vu de boutique ni de Blanc peut-être » ; « Le sauvage ne comprenait pas ; « Le nègre restait planté là penaud avec son petit caleçon orange autour du sexe » ; « Mais il restait devant nous, le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé s’il avait osé, mais il n’osait pas » ; « Le père nègre hésitait ».
Au fur et à mesure que le texte progresse, les notations concernant le récolteur se font plus psychologiques et insistent sur son hésitation de dominé. Il devient, sans que le terme soit prononcé, le prototype de la victime.
II. La signification générale de la scène
1. La portée satirique du texte
La portée satirique du texte est évidente, puisqu’elle met en place de façon muette les différents personnages complices de l’oppression des colonisés.
Tout le système colonial, qui repose sur l’échange inégal, c’est-à-dire l’exploitation de la force de travail, est ici présenté en parodie de commerce.
La matière première absente des pays tempérés, le caoutchouc, est ici « achetée ».
Céline souligne la patience requise et le labeur des récolteurs : « C’est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent on en a plein un petit verre en deux mois ».
Le salaire payé pour cette peine apparaît dans le passage : « Un grand mouchoir très vert qu’il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir ».
La tromperie du commerçant dépasse la dimension psychologique de la mise en scène de la ruse et prend un tour politique.
L’échafaudage des réseaux humains permettant l’exploitation des denrées coloniales est ici représenté.
La famille des récolteurs est introduite par d’autres « nègres plus délurés », eux-mêmes devenus commis.
Le rapport de force entre les victimes et les exploitants n’est pas direct, mais rendu possible par les intermédiaires, traîtres à leurs origines.
2. L’écriture célinienne
Le registre du passage est ambigu, constitué à la fois de comique et de mélodramatique.
Le comique de situation vient essentiellement de deux facteurs. D’une part il vient de l’attitude passive, étonnée, ingénue de la famille du récolteur ; d’autre part, de l’attitude du Blanc atteint de « corocoro ».Le Noir est ridiculisé dans son attitude (« avec son petit caleçon orange autour du sexe ») ainsi que celle de ses commis (« les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs »). Mais le propriétaire du magasin l’est plus encore : « notre homme au corocoro », « notre gratteur ». Un comique de caractère traditionnel avec son ironie en découle.
Le comique de langage est plus largement représenté avec les interjections grotesques d’un des commis indigènes : « Viens bougnoule ! », « « Toi, y a pas savoir argent? Sauvage alors? « ; « Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?… Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman! Plein couillon ! ». Un véritable délire verbal s’installe.
Mais à ces catégories théâtrales traditionnelles du comique vient s’ajouter le contenu mélodramatique de la scène dont la portée est satirique. Le processus de transformation en victime est mélodramatique, en ce qu’il conduit à une prise de pitié envers le récolteur, même si le narrateur se place du côté des colons avec le « nous » collectif qu’il emploie. Le gratteur est objet de satire, de mépris, de dévalorisation. La pourriture du monde colonial est donc non seulement morale mais aussi physique.
Le langage du « gratteur » se distingue du langage populaire habituel à Céline, discernable dans les propositions nominales détachées, par exemple « l’instinct ». La langue de « l’homme au corocoro » est le reflet parodique, dans ses expressions, du stéréotype du colonisé : « Toi y en a acheté » avec la syntaxe infantilisante, incorrecte, primitive que l’on prêtait alors aux habitants des pays francophones.
De plus sa familiarité très grande avec le récolteur puis sa famille montre son profond mépris pour cette humanité : « ma petite charogne, dis mon petit boudin, dis ma petite mignonne ». L’effet de ce langage est donc parodique.
Conclusion
En conclusion, ce passage s’apparente à une véritable scène de cinéma muet, encore en vigueur en 1932, date de la publication du Voyage au bout de la Nuit.
L’effet produit par cette technique est le morcellement, la juxtaposition visuelle mais aussi l’outrance caricaturale.
L’intention parodique se sert de moyens grossiers pour souligner sa thèse : Céline fustige le colonialisme en ayant recours à des procédés outranciers, presque simplistes.
On peut remarquer que cette technique éminemment cinématographique est commune à d’autres romans de la même période. Ainsi, le romancier américain Dos Passos utilise-t-il une esthétique de l’émiettement et de la simplification visuelle pour représenter la dislocation du réel. La littérature populaire rejoint alors l’imaginaire esthétique de cette première moitié du XXème siècle qui disloque, superpose, analyse, tord les proportions en un « cubisme » romanesque.
C’est ce qui fait toute l’originalité de l’écriture célinienne et qui a sans doute permis au dessinateur Tardi de mettre en image le Voyage au bout de la Nuit.