Louis-Ferdinand Céline

Céline, Voyage au bout de la nuit, Un avortement Clandestin

Texte étudié

Chez eux que c’était un peu plus gai c’était un peu plus gai que chez les Henrouille (1) aussi laid mais plus inconfortable. Il y faisait bon. Pas sinistre comme là-bas, seulement vilain, tranquillement.

Ahuri de fatigue mes regards erraient sur les choses de la chambre. Petites affaires sans valeur qu’on avait toujours possédées dans la famille, surtout le dessus de cheminée à grelots roses en velours comme on en trouve plus dans les magasins et ce Napolitain biscuité (2), et la table à ouvrage en miroir en biseau qu’une tante de province devait posséder en double. Je n’avertis point la mère sur la mare de sang que je voyais se former sous le lit ni les gouttes qui tombaient toujours ponctuellement, la mère aurait écrit encore plus fort et les aurait pas écouté davantage. Elle ne finirait jamais de se plaindre et de s’indigner. Elle était vouée.

Autant se taire et regarder dehors, par la fenêtre, le velours (3) gris du soir prendre déjà l’avenue d’en face, maison par maison, d’abord les plus petites puis les autres, les grandes enfin sont prises et puis les gens qui s’agitent parmi (4) de plus en plus faibles, évoques et troubles, hésitants d’un trottoir à l’autre avant d’aller verser dans le noir.

Plus loin, bien plus loin que les fortifications (5) des files et des rangées de lumignons (6) dispersés sur tout le large de l’ombre comme des clous, pour tendre l’oubli sur la ville et d’autres petites lumières encore qui scintillent parmi de vertes, qui clignent, des rouges, toujours des bateaux et des bateaux encore, toute une escadre venue là de partout pour attendre, tremblante, que s’ouvre derrière la Tour les grandes portes de la Nuit.

Si cette mère avait pris un petit temps pour souffler, et même un grand moment de silence, on aurait pu au moins se laisser aller à renoncer à tout, à essayer d’oublier qu’il fallait vivre. Mais elle me traquait.

– Si je lui donnais un lavement Docteur ? Qu’en pensez-vous ? Je ne réponds ni par oui ni par non, mais je conseillai une fois de plus, puisque j’avais la parole, l’envoi immédiat à l’hôpital. D’autres glapissements, encore plus aigus, plus déterminés, plus stridents en réponse. Rien à faire.

Je me dirigeai lentement vers la porte, en douceur.

L’ombre nous séparait à présent du lit

Je ne discernais presque plus les mains de la fille posées sur les draps, à cause de la pâleur semblable.

Je revins pour sentir son pouls, plus menu, plus furtif que tout à l’heure. Elle ne respirait que par à-coups. J’entendais bien, moi, toujours, le sens tomber sur le parquet comme à petits coups d’une montre de plus en plus lente, de plus en plus faible. Rien à faire. La mère ne précédait vers la porte.

Surtout au ne recommanda-t-elle, transie (7), Docteur, promettez-moi que vous ne direz rien à personne ? Elle me suppliait ? – Vous me le jurez ?

Je promettais tout ce qu’on voulait. Je tendis la main. Ce fut 20 francs. Elle referma la porte derrière moi, peu à peu.

Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

(1) Les Henrouille : famille de petits rentiers minables.
(2) En biscuit : porcelaine blanche qui imite le marbre.
(3) Image : le changement de registre est caractéristique du style de Céline.
(4) Au milieu. L’adverbe est ici employé de manière inhabituelle.
(5) Vestige des anciennes fortifications entourant Paris. Bardamu travaille en banlieue.
(6) Lumières éclairant faiblement.
(7) Engourdie par la peur.

Introduction

Le roman de Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961), Voyage au bout de la nuit met en scène un personnage commun, Ferdinand Bardamu, aux prises avec les grandes questions de son époque : la guerre de 1914-1918 dans laquelle il s’engage, et dont il découvre les horreurs, le colonialisme, le modernisme, le progrès.

De malheur en déchéance, le héros malmené par les événements, découvre le monde et le fait découvrir aux lecteurs, avec une ironie et un cynisme grinçants. Le roman est écrit à la première personne, dans une langue volontairement crue et familière.

De retour d’Amérique où il a pu constater la puissance du dieu Dollar et expérimenter les duretés du travail à la chaîne, Bardamu rentre en Europe. Il s’installe comme médecin à La Garenne-Rancy et soigne les petites gens, encore plus pauvres que lui. Ces pages racontent le long enlisement dans la tristesse de la banlieue et de la maladie.

Bardamu exerce dans cet épisode sa fonction de médecin des pauvres de banlieue. Après un avortement clandestin, une jeune fille meurt d’une hémorragie et le médecin reste impuissant, passif et résigné. Le pessimisme de Céline se mue en cruauté, cette scène dramatique est traitée sur le ton de l’ironie tragique.

I. Le mouvement du regard

1. Un médecin spectateur

Le médecin de banlieue ne pouvant agir pour soigner mourante, est condamné à la position de spectateur.
L’importance de du regard est donc capitale dans le texte : « mes regards erraient sur les choses de la chambre ».
A l’intérieur de la pièce la curiosité du visiteur va plutôt vers les objets que vers la personne de la malade.
Se trouvant dans une position oisive, il cherche une issue, pour éviter un affrontement avec la mère : « Autant se taire et regarder dehors ».

2. Le désir d’évasion

Le désir d’évasion s’exprime par la scène nocturne extérieure, empreinte de douceur.
Le style change brutalement. Le registre de vocabulaire devient plus noble : « Le velours gris du soir ». Cette métaphore textile suggère la douceur tactile de la nuit.
La phrase devient plus longue relancée par des « et » et des « et puis », « avant d’aller ».
Deux paragraphes un sont consacrés à cette description pointilliste de la lente venue les lumières de la nuit.
Celle-ci culmine par la métaphore « les grandes portes de la nuit ».
La modestie de l’appartement, décrit de façon réaliste et simple, fait contraste avec la richesse de ces images, ainsi la comparaison « comme des clous », et de l’expression « verser dans le noir ».

II. Le symbole de l’agonie

1. Le symbolisme du sang

Céline utilise le symbole du sang qui coule goutte à goutte pour évoquer la lente agonie de la jeune femme : « la mare de sang que je voyais se former sous le lit… », « J’entendais bien, moi, toujours, le sang tomber sur le parquet comme à petits coups d’une montre de plus en plus lente, de plus en plus faible ».
La scène est fortement dramatisée par la dimension temporelle, par le compte à rebours du texte.
C’est ce que suggère la comparaison entre les gouttes de sang et le tic tac d’une montre.
L’aspect sonore de ce sang qui coule est aussi terrifiant que la couleur rouge que l’on devine : « tombait… j’entendais… coups ».

2. Une symbolique visuelle

Une symbolique visuelle est présente dans le texte qui oppose le noir, le blanc et le gris aux couleurs vives.
A l’intérieur de la maison : « les grelots roses », « le Napolitain biscuité » -donc blanc- constituent les éléments fades et conventionnels d’un décor modeste dont ils sont les seules fantaisies.
Ils font contraste avec le rouge dramatique et morbide du sang, suggéré mais jamais nommé.
En revanche, l’extérieur est dominé par les teintes obscures de la nuit : « velours gris », « le noir » , « l’ombre » , desquelles se distinguent les lumières artificielles : « lumignons », « vertes » , « rouges ».
Enfin, le contraste le plus terrible est celui qui oppose la pâleur des mains de la jeune fille et du sang : « Je ne discernais presque plus les mains de la fille posées sur les draps, à cause de la pâleur semblable.

III. L’originalité de l’écriture célinienne

1. La dramatisation

L’écoulement du sang contribue à donner une dimension tragique au passage puisqu’il se termine par la mort d’un des personnages.
Toute intervention humaine se révèle impuissante. Le tragique est ce qui met en scène un individu aux prises avec des forces qui le dépassent et auxquelles il ne peut échapper.
Il est impuissant face au destin. Simplement ici la transcendance est absent et le sens inexistant. La mort est causée par l’incompétence.
La complicité dans l’illégalité (on ne veut pas conduire la jeune fille l’hôpital) ajoute un caractère sordide à la situation.
Sur le plan imaginaire l’écoulement du sang tient lieu de clepsydre fatale est produit le même effet que dans Le Puits et pendule de Poe.
Une lente agonie se raconte dont la fin prévisible et proche est matérialisée par le mouvement lent irrégulier d’un objet qui descend.
L’intensification se marque par la figure rhétorique de la gradation, de l’amplification : « de plus en plus ».

2. Les effets ironiques du texte

L’ironie consiste à suggérer l’inverse de ce qui est explicitement exprimé.
Certains signes, comme le contexte, permettent au lecteur de la repérer et de la comprendre.
L’ironie accompagne souvent le tragique. L’inconscience qu’un personnage a d’un danger est qui pèse sur lui, alors que d’autres ou bien le spectateur en sont avertis, est un élément d’ironie tragique.
On peut citer par exemple, l’expression « c’était un peu plus gai que ». Le texte annonce une agonie sous le signe de la joie, modérée par l’adverbe de quantité « un peu », « Il faisait bon », « ça dépendait pour qui… » l’expression est ambiguë : il ne faisait sans doute bon pour personne, hormis un individu venu là par hasard pour se réchauffer.« pas sinistre », « tranquillement » la description des malheurs de la banlieue n’est qu’une question de relativité dans le négatif.
L’ironie porte aussi sur l’apparence trompeuse du confort petit-bourgeois de la pièce : « qu’une tante de province devait posséder en double ».
Cette ironie particulière concerne la passivité relative du médecin et le renoncement la lutte pour la vie : « Si cette mère avait pris un petit temps pour souffler, et même un grand moment de silence, on aurait pu au moins se laisser aller à renoncer à tout, à essayer d’oublier qu’il fallait vivre. ».
L’ironie devient noire et sordide. Elle est figurée puisqu’elle concerne la valeur morale de la fin du passage : « Je promettais tout ce qu’on voulait. Je tendis la main. Ce fut 20 francs.». Le médecin se fait payer une absence de travail est un échec, le prix de son mutisme à propos d’un avortement clandestin : « ce fut 20 francs » le prix d’une vie lâchement abandonnée.
Le texte se termine donc par une espèce d’humour noir qui frappe un monde où la mesquinerie, la veulerie, l’anti-héroïsme sont de rigueur.

3. La force poétique de la description

La description du paysage possède une force poétique propre. C’est un nocturne au caractère musical lié à l’expérience intime du médecin.
La Nuit est presque personnifie comme une géante, entité dévorant les habitants de la banlieue : « les gris du soir prendre déjà l’avenue d’en face » ; « les grandes enfin sont prises…les gens… de plus en plus faibles, équivoques et troubles, hésitants ».
Un voile pudique s’abat sur la misère des populations et leur rédaction aussi sordide que leur décor. Le médecin pénètre par effraction l’intimité de cet univers est en connaît le moindre repli.
L’alternance du bruit et du silence contribue aussi à la force poétique de cette description.
L’utilisation des alternances de bruit et de silence s’est amassé d’une scansion dramatique cette scène issue de bruit et de la fureur
Le bruit à deux origines : d’une part l’écoulement inexorable des gouttes de sang, d’autre part les hurlements de la mère de la victime.
Paradoxalement, le vacarme de la mère la rend sourde à la souffrance de sa fille. Les sont ont valeur de bruitage qui occulte le son réel de la souffrance. Il s’agit là d’un ironique concert de la douleur, étouffé par la suite, par crainte de sanctions judiciaires.

Conclusion

En conclusion, on peut dire que le texte est équilibré. Il alterne entre pauses et silence et du bruit. Cette alternance est liée au regard du médecin sur la pièce.
Tout le reste est mouvement inexorable de l’hémorragie.
Le thème traité ici par Céline n’est pas nouveau. En effet, dans la littérature française les visites de médecins sont fréquentes et presque toutes traitées sur le mode comique.
L’originalité de Céline vient du fait qu’il ne traite pas cet épisode de façon conventionnelle.
Le personnage du médecin n’est ni l’objet ni le sujet du discours, il est en fuite, il se dérobe pour laisser la place à la fatalité de l’ordre des choses.
Le malade est ici réellement atteint, mais son mal est social, moral, humain.
La portée de cette page est donc caractéristique de l’écriture célinienne en raison de sa tonalité sombre et son ironie noire.

 

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