Denis Diderot

Diderot, Paradoxe sur le comédien, Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon

Texte étudié

Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? Cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c’est une pure affaire d’exercice et de mémoire ; Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : vous y êtes !… combien de fois elle vous répondrait : vous vous trompez !… C’est comme Le Quesnoy, à qui son ami saisissait le bras, et criait : Arrêtez ! Le mieux est l’ennemi du bien : vous allez tout gâter… Vous voyez ce que j’ai fait, répliquait l’artiste haletant au connaisseur émerveillé ; mais vous ne voyez pas ce que j’ai là, et ce que je poursuis.

Je ne doute point que la Clairon n’éprouve le tourment du Quesnoy dans ses premières tentatives ; mais la lutte passée, lorsqu’elle s’est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l’horizon ; elle est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe ; ses essais l’ont fixé sur elle. Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s’entendre se voir, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Dans ce moment elle est double ; la petite Clairon et la grande Agrippine.

Introduction

Nous allons étudier un extrait de « Paradoxe sur le comédien » de Diderot, auteur, homme de lettres et philosophe du XVIIIème siècle, encyclopédiste et contemporain de Rousseau et de Voltaire, né en 1713 et mort en 1784. Il est l’auteur du « Neveu de Rameau », et de « Jacques le Fataliste ». Diderot a travaillé sur le « Paradoxe sur le comédien » entre 1770 et 1773, mais la parution n’en fut pas moins posthume, en 1830. Le titre de ce dialogue comporte le mot paradoxe présent dès les premières pages. Cela va à l’encontre de ce que l’on pourrait attendre. On peut d’emblée penser que Diderot va en avançant son paradoxe, construire une argumentation sur la base d’une thèse surprenante voire d’une incohérence. Cet extrait est nourri d’une conversation réelle et d’une réflexion qui part du travail du comédien et s’étend sur l’auteur en général dans l’ensemble des domaines. L’art du comédien amène une réflexion sur le travail artistique. Dans un premier temps, nous étudierons le jeu théâtral, un jeu sérieux, puis en second lieu, nous analyserons le travail de création.

I. Un travail sérieux : le jeu théâtral

Ce passage est entièrement consacré à un exemple, une sorte d’argument d’autorité basé sur la Clairon ; grande comédienne qui a repris les grands rôles du siècle précédent. Son jeu d’actrice est admiré par tous. C’est en figure récurrente et emblématique que Diderot nous la présente, « Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? ». La modalité interrogative intrigue et pourtant reste sans réponse. Le jeu du travail théâtral est analysé à partir du travail que fait la Clairon. La question de la mémorisation est envisagée dès la troisième ligne, « à la sixième représentation, elle sait par cœur tous les détails de son jeu ». Le travail du comédien a pour but de développer le jeu au service du texte et de la représentation et du rôle. Il doit y avoir oubli de soi. Le comédien prend en charge une situation d’énonciation dans laquelle il ne s’inscrit pas lui-même.

C’est un véritable travail ainsi que le suggère le contexte. C’est un travail d’enquête, « suivez-la, étudiez la ». On remarque la présence d’une série d’impératifs qui nous montre la nécessité d’insister sur le travail de préparation à la mise en scène ; mais comment servir le texte ?

Il faut partir à la recherche d’un modèle, d’un idéal, « sans doute, elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se confirmer ». L’usage en rythme ternaire des superlatifs, « le plus haut, le plus grand, le plus parfait », nous montre qu’elle « a conçu le modèle le plus haut » mais ce n’est pas elle. Le comédien s’efface complètement derrière son rôle. Moins elle mettra d’elle dans son rôle et plus elle le jouera bien. Le personnage est virtuel et le corps de celui-ci n’est que le support ; Cependant, son caractère et ses idéaux sont tirés de la réalité.

On voit par conséquent que le jeu théâtral est un jeu sérieux, mais c’est avant tout un travail de création.

II. Le jeu théâtral ; un travail de création

Grâce à l’interprétation, un véritable travail de création s’effectue. Certes, le personnage est virtuel, il doit s’oublier en tant qu’homme pour valoriser le comédien. Cependant, il devient l’interprète et c’est par lui que l’on peut passer du virtuel au réel. A ce stade, le comédien doit fournir les mêmes efforts que pour tout travail créatif. Il doit sans cesse parfaire son travail. Peut-être est-il possible d’être parfait sur scène quels que soient les rôles que l’on incarne par opposition à la vie. Cette idée justifie la présence du proverbe dans le texte, « le mieux est l’ennemi du bien ». Il faut toujours avoir un modèle parfait en référence afin de jouer parfaitement son rôle. Il y a dépassement systématique du comédien. Il doit toujours surpasser l’homme, « si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! ». La perfection doit être perpétuelle, elle n’est jamais acquise, « Si vous assistiez à ses études, combien de fois vus lui diriez ; vous y êtes !… combien de fois elle vous répondrait ; vous vous trompez ! ». Lorsque ce travail de création atteint son paroxysme, l’homme est devenu le comédien. Du moins, l’âme de celui-ci est son âme. A ce stade du jeu, la perfection est atteinte, « la lutte passée, lorsqu’elle s’est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion ». Pour parvenir à cet état d’excellence, il faut ainsi que le suggère la tournure pronominale « se répète », se référer au travail accompli et non aux éléments de sa vie personnelle. C’est à ce prix que l’on peut connaître l’accomplissement de la création qui s’accompagne toujours d’un esprit objectif et critique par rapport au rôle joué. En effet, un comédien capable d’autocritique s’harmonise avec l’ensemble de son jeu. Il n’y a plus l’homme et l’acteur mais l’homme devenu ce qu’il incarne, c’est-à-dire, le comédien. L’un et l’autre ne sont plus qu’une seule et même identité, un seul visage, un seul corps. On assiste à une naissance ; celle de la superposition de deux êtres, de deux personnages, « dans ce moment, elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine », (personnage de Racine dans Britannicus).

Conclusion

Tout au long de l’extrait, Diderot développe un paradoxe à l’aide de l’exemple de la Clairon. Il s’oppose à l’opinion commune en soutenant le fait que le comédien a besoin de s’effacer totalement derrière son rôle pour le jouer de la meilleure manière possible ; Pour cela, il dit faire preuve de sérieux et de création grâce auxquels il établira son modèle. Par conséquent, on peut affirmer avec Diderot que le plus grand paradoxe est de soutenir que le théâtre est une activité sérieuse.

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