Hugo, Les Châtiments, L’expiation, Il neigeait
Texte étudié
Il neigeait. On était vaincu pas sa conquête.
Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
Sombres jours ! L’empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine branche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre :
Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêles aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise
Sifflait ; sur les verglas, dans des lieux inconnus,
On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
Ce n’était plus des cœurs vivants, des gens de guerre ;
C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d’ombres sur le ciel noir.
La solitude, vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse,
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul ;
Et, chacun se sentant mourir, on était seul.
(…)
Introduction
Écrit en 1851, ce texte est extrait de l’œuvre : « Les Châtiments ». Victor Hugo avait 49 ans. C’est une œuvre au caractère politique très important liée à son exil en Angleterre, et pour protester contre Napoléon III qui a conduit à son exil.
« Les Châtiments » mettent en scène Napoléon I en relatant toutes les défaites qu’il a connues. Encore une fois, il profite de ce texte pour dénoncer l’absurdité de la guerre. La retraite de Russie est la première défaite de Napoléon I.
Dans ces 28 vers, il n’y a pas de strophes. C’est un bloc compact qui aligne des alexandrins et des rimes plates (AA BB CC), qui font penser à une armée en marche.
Plan d’étude
Ce texte peut être découpé en quatre parties :
– Vers 1 à 4 : La défaite, vision d’ensemble.
– Vers 5 à 9 : Idée de confusion totale, vision d’ensemble.
– Vers 10 à 17 : Série de gros plans.
– Vers 18 à 28 : Un plan d’ensemble sur l’armée.
Hugo veut nous montrer le désespoir de l’armée. Dans un plan d’ensemble, il veut nous montrer l’armée sur tous les points, sur le plan physique et moral.
Étude
Revenons à la première partie : la vision d’ensemble de l’armée.
« Il neigeait » (vers 1) : Nous avons la répétition de « il neigeait » cinq fois dans le texte : vers 1, 5 et 10 et 2 fois au vers 18. Le terme « blanche » est de plus répété quatre fois. Enfin, Hugo fait allusion neuf fois à la neige dans le texte. Ce verbe est conjugué à l’imparfait, ce qui lui donne une valeur de durée. On comprend que la neige ne finit pas de tomber. C’est une anaphore.
« On » (vers 1) : Il est employé sept fois dans le texte. Hugo est donc extérieur au texte. Le lecteur voit donc la retraite de l’armée à travers les yeux d’un soldat.
« On était vaincu par sa conquête » (vers 1) : Les soldats sont vaincus par la conquête de Napoléon I. C’est une antithèse. Être vaincu par une conquête est absurde. Hugo fait donc ici un reproche à Napoléon. C’est d’ailleurs la leçon du texte.
Vers 2 : Ce vers fait apparaître Napoléon sous la forme d’un aigle. C’est une allégorie. Ce texte fait apparaître trois fois de suite Napoléon : « aigle » (vers 2), « empereur » (vers 3), « lui » (vers 4). Notons un decrescendo dans la façon de le nommer.
Vers 3 et 4 : Allitération en « an » qui donne une impression de difficulté de la marche évoquant aussi les difficultés physiques et morales.
Ces quatre premiers vers sont la présentation d’une défaite humiliante et d’une marche très lente.
Vers 5 et 6 : Réapparition de « il neigeait ». Dès ce vers, l’hiver et la neige sont animés de mauvaises intentions et d’une volonté destructrice. Il n’y a plus aucun repère de temps. Le Monde est uniforme. Ils sont perdus dans un désert où le sable est remplacé par la glace. Le paysage se reproduit à l’identique, il est tout le temps le même. Il n’y a pas de verbe dans le vers 6, c’est donc une phrase nominale, qui est monotone.
Vers 8 : C’est encore une phrase nominale, elle n’a pas de verbe. Et il y a encore une coupe parfaite. Le passé plein de gloire est mis en valeur et opposé avec le présent tragique de la défaite. Ce vers mesure toute la défaite tragique de Napoléon. Il pourrait servir de titre.
Maintenant, Hugo va nous présenter une série de gros plans sur l’armée.
Vers 10 : Pour la troisième fois, « il neigeait » apparaît. On a l’impression que la neige le fait exprès. Ce refuge qu’ils vont chercher montre que les soldats sont au plus mal physiquement et qu’ils sont réduits à se réfugier dans le ventre des chevaux. Hugo utilise des mots durs et choquants pour nous décrire l’horreur de la situation qui dépasse l’entendement humain.
« Bivouacs désolés » (vers 11) : le terme « désolé » a deux sens : déserté ou accablé, c’est le reflet de l’état d’esprit des soldats. De plus, le bivouac est personnifié. C’est normalement le lieu de repos des soldats. C’est une métonymie.
« On voyait des clairons à leur poste gelés » (vers 12) : le terme « gelés » va avec « clairons ». C’est une hypallage. Un soldat disparaît derrière sa fonction, au péril de sa vie. Cela peut nous rappeler l’extrême fidélité qu’avaient les soldats envers Napoléon I.
Vers 15 : La guerre s’ajoute au froid. Ce vers possède une coupe étrange (2+2+2+6). Les six premières syllabes sont composées des termes typiques de la guerre. Et dans les six dernières, la neige est en train de tomber. Celle -i est mortelle. D’un côté toutes les armes, de l’autre la neige ; mais la plus meurtrière n’est pas celle que l’on croit. La neige est une véritable arme : la mort vient du ciel.
Vers 16 : Les grenadiers sont normalement les plus courageux. Ils sont ici surpris, tremblants. C’est un raisonnement à fortiori : si les chefs ont peur, alors tout le monde doit être apeuré.
Les vers qui suivent dressent un plan d’ensemble sur l’armée et peignent un tableau de misère.
« Il neigeait » (vers 19) : La neige revient à un moment inattendu.
« la froide bise » (vers 18) : C’est un pléonasme mais il est voulu. La bise est en effet toujours froide. Cela accentue l’impression de grand froid. C’est une harmonie imitative. Le son « s » fait penser au vent froid qui souffle sur la plaine.
Vers 20 : Cet alexandrin est parfait : on peut le séparer en deux hémistiches. Il se termine d’ailleurs par un point. Les soldats continuent à avancer, et la misère physique est totale : « On n’avait pas de pain et l’on allaient pieds nus ». Or, le pain et les chaussures sont deux des choses les plus importantes pour un soldat. On se demande s’il s’agit encore d’une armée. A partir de ce vers, on peut comparer les soldats à des sortes de morts-vivants.
Vers 21 : Sonorité en « s » qui est encore une fois une sonorité très dure.
Vers 23 : Hugo utilise en phénomène de diérèse qui permet d’allonger l’idée de cortège. Le ciel noir s’associe à la neige et à la terre pour venir à bout de cette armée.
Vers 24 : A cette misère physique va s’ajouter la misère morale avec la solitude, qui est ici personnifiée : « vaste, épouvantable … »
« linceuil » (vers 27) : Ce terme appartient au champ lexical de la mort qui impose l’issue de la marche. C’est un COD, il n’est pas à sa place dans la phrase. Le COD est rejeté à la fin de l’alexandrin pour le mettre en valeur.
Vers 28 : Il y a une idée forte de mort. Hugo a coupé cet alexandrin de manière inhabituelle, c’est une coupe boiteuse. Le « on » solidaire du début est devenu un « on » solitaire exprimant la détresse totale.
Conclusion
Ce texte est parfaitement réussi, il offre une parfaite harmonie entre le fond et la forme. Hugo a réussi à nous faire passer les sentiments du soldat.
On peut regarder ce texte sous trois dimensions :
– une dimension historique : C’est un tableau en noir et blanc qui nous montre la frontière entre la vie et la mort.
– une dimension épique : Le fait de résister fait des soldats des héros.
– une dimension philosophique : Ce poème nous montre une armée en marche accablée de malheurs. Les soldats marchent en retrait mais surtout vers la mort. Ils le savent mais y vont quand même. C’est la destiné humaine. La vie n’a pas de sens. Le texte finit sur une note bien tragique.