Victor Hugo

Hugo, Les Contemplations, Le Mendiant

Texte étudié

Le mendiant

Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : – Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous? – Il me dit : – Je me nomme
Le pauvre. Je lui pris la main. – Entrez, brave homme.
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
– Vos habits sont mouillés, dis-je, il faut les étendre
Devant la cheminée. Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselaient la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où Je voyais des constellations.

Décembre 1854.

Hugo, Les Contemplations (V, 9)

Introduction

Victor Hugo a été le chef de file du romantisme au XIX ème siècle. Il a composé une œuvre gigantesque qui témoigne de nombreux engagements personnels. Poète militant, il s’est préoccupé tout au long de sa vie du sort des misérables et à lutter contre toutes formes d’injustices sociales. C’est à ce titre qu’il s’intéresse aux laissés pour compte comme ce « Mendiant » dont il est question dans ce poème.

De nombreuses légendes évoquent la métamorphose de mendiants en dieux quand les hommes leur ont été charitables, et lorsque Victor Hugo s’écrie « le sublime est en bas », il rejoint toute une tradition antique et biblique qui voit dans la misère un signe divin.
L’on pense alors au « Mendiant » qui traverse les Contemplations comme une figure tragique et lumineuse à la fois.

Quelle est la place d’un tel homme dans la réalité quotidienne ? Le mendiant qui s’humilie ne provoque-t-il que mépris ? Que cache pour le poète son apparence pitoyable et dérisoire ?

I. Le cadre

1. Un univers banal

Le poète nous fait pénétrer d’emblée dans un univers banal et quotidien où les sentiments sont simples et les gestes sans grande poésie.
Ce tableau repose sur un contraste entre le monde extérieur glacé et la chaleur de la chambre du poète.
Un double mouvement va rompre sa solitude par l’ouverture symbolique de la porte qui nous fait vivre un instant les activités familières des paysans, puis sa fermeture sur l’hôte désormais centre du tableau.
La banalité, le caractère prosaïque des mots, la précision des détails réalistes tels « accroupis », « bâts », la brièveté des phrases, ne laissent présager en rien un événement extraordinaire.

2. Les gestes

Des vers 1 à 4 les gestes même sont en harmonie avec le cadre. Épousant d’abord le rythme continu du vent et des paysans grâce à l’imparfait de durée « passait ».
La marche du pauvre va se figer devant un endroit privilégié que suggère le rejet « ma porte » et sortir le poète de son immobilisme, le temps de l’imparfait faisant place au passé simple qui correspond à la brusque multiplication de gestes fugitifs.
Des vers 10 à 13, le langage est simple et cordial et la familiarité de l’adjectif « brave » sont en union étroite avec l’épaisseur réelle de la jatte de lait et de la cheminée.
L’émotion voilée de tristesse que ressent le poète est en harmonie avec le clair-obscur de la scène, les vêtements sombres et sales contrastent avec la lueur du feu.

II. Ambigüité du pauvre

1. Son extrême dénuement

Le pauvre est lui aussi un personnage en clair obscur.
Il est « un pauvre homme » (v.1) : il a la silhouette caractéristique du pauvre, l’indéfini « un » suggérant une misère absolue et évidente et étant repris en écho par l’expression péjorative « le vieux » (v.6).
Tous les mots soulignent son abaissement extérieur, la « niche » l’assimile à un chien, « au bas de la montée » est le symbole du dernier échelon de l’échelle sociale, l’enjambement le suggérant avec force.
La faim, le froid le caractérisent et le manteau évoqué par le réalisme cruel de mots tels que « mangé des vers », « mille trous », « haillon », « eau des fondrières » semble être l’image même de son être, c’est-à-dire l’humilité.
Dans sa misère, le vieillard ne cherche qu’ « un rayon de ciel triste », triste peut-être par sympathie ou impuissance car c’est l’hiver, « un liard de la terre ». L’univers entier symbolisé par l’écho entre ciel et terre ne lui laisse tomber que quelques miettes.
Et pourtant cet homme, tout proche de l’animal en apparence par l’humilité de son geste classique de mendiant (« tendant les mains pour l’homme, les joint pour Dieu ») s’élève ainsi par sa richesse morale et nous force à dépasser notre mépris premier.
Cette humiliation de la main qui se tend est ce qui fait du pauvre un être plus près de Dieu que les autres hommes.

2. Richesse morale

Il n’est plus « un pauvre homme » totalement misérable, il devient « le pauvre » (v.11). Le rejet solennel fait de lui le symbole même de la pauvreté et lui donne un relief insoupçonné.
Il n’a même pas de nom, sa qualité, c’est d’être le pauvre, l’incarnation de toute misère.
Il acquiert ainsi ampleur et dignité dans sa vie tout entière tournée vers la contemplation.

III. Symbole et transfiguration poétique

1. Correspondance poète-pauvre

Dans les vers 7 et 10 les mots « rêve » et « pensif », mis en valeur par la dislocation des vers, se font écho et suggèrent l’union intime des deux êtres par-delà les mots et la banalité des circonstances.
La méditation chrétienne du pauvre rêveur et seul comme le génie rejoint la méditation du poète.

2. La transfiguration

Dès lors, la distraction s’empare de lui, il ne poursuit plus le dialogue (v. 25) que machinalement et d’ailleurs cesse de le reproduire.
Son esprit s’oriente tout entier vers la découverte d’une réalité spirituelle dont tous les détails sont soigneusement notés pour la justifier pleinement.
Le manteau « jadis bleu » parce qu’il a perdu sa couleur paraît noir à contre jour comme le ciel nocturne puisqu’il recouvre entièrement l’ouverture de la cheminée qui laisse filtrer la lumière du foyer à travers les trous de l’étoffe.
Le poète observe alors un silence recueilli marqué par la césure après l’évocation de « l’âtre », puis par le biais d’un relais il va s’élever peu à peu d’un réalisme banal à une vision symbolique.
En effet, le manteau étalé sur le feu fait penser au ciel, or nous savons que le ciel est sacré. Ainsi le manteau est sacré et élève le pauvre jusqu’à la gloire de Dieu.
D’ailleurs l’alliance rare entre le « haillon » réalité concrète et l’adjectif « désolé » employé d’ordinaire pour des personnes, lui donne un relief humain plein d’émotion.
C’est parce que l’homme « était plein de prières », c’est à cause de cette vie toute spirituelle que les trous deviennent étoiles. On peut noter un double mouvement du regard physique puis mental entre la « bure » et le « ciel » et les « étoiles ».. L’intermédiaire qui établit la jonction, la fusion est le mot « prières ».
Mais la transfiguration se fait principalement par le regard du poète aux dépens de l’ouïe.
La progression est sensible et scandée par la comparaison que suggère le verbe « semblait », l’élévation de « je songeais » jusqu’à la vision finale « je voyais » qui jaillit et s’épanouit grâce aux sonorités amples et nobles du mot « constellations » contrastant avec l’épaisseur rude de la bure mise en valeur avant la césure.
Nous retrouvons la grande idée de Bossuet Sur l’immense dignité des Pauvres qui portent en eux « le caractère de Jésus-Christ ».

Conclusion

L’art de l’auteur consiste à passer de l’observation banale de la réalité la plus quotidienne à une transfiguration symbolique.
Grâce à un jeu subtil de symboles. et de rejets, il fait jaillir la poésie des choses et des êtres les plus humbles, puisque « l’âme est une prunelle ».
Ce poème n’apparaît-il pas aussi comme le témoignage de ce qu’est la poésie, cette transfiguration du réel qui rejoint l’idéal de Baudelaire « faire de l’or avec de la boue » ?

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