Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Poème à Lou, Ma Lou je coucherai ce soir dans les tranchées

Poème étudié

Ma Lou je coucherai ce soir dans les tranchées
Qui près de nos canon ont été piochées
C’est à douze kilomètres d’ici que sont
Ces trous où dans mon manteau couleur d’horizon
Je descendrai tandis qu’éclatant les marmites
Pour y vivre parmi nos soldats troglodytes
Les trains s’arrêteraient à Mourmelon le Petit
Je suis arrivé gai comme j’étais parti
Nous irons tout à l’heure à notre batterie
En ce moment je suis parmi l’infanterie
Il siffle des obus dans le ciel gris du nord
Personne cependant n’envisage la mort

Et nous vivrons ainsi sur les premières lignes
J’y chanterai tes bras comme les cols des cygnes
J’y chanterai tes seins d’une déesse dignes
Le lilas va fleurir Je chanterai tes yeux
où danse tout un chœur d’angelots gracieux
Le lilas va fleurir ô printemps sérieux
Mon cœur flambe pour toi comme une cathédrale
Et de l’immense amour sonne la générale
Pauvre cœur mon amour Daigne écouter le râle
Qui monte de ma vie à ta grande beauté
Je t’envoie un obus plein de fidélité
Et que t’atteigne ô Lou mon baiser éclaté

Apollinaire, Poèmes à Lou

Introduction

Nous allons étudier un poème d’Apollinaire intitulé « Ma Lou », extrait de Poèmes à Lou en date de 1915. Lou est en réalité Louise de Coligny-Chatillan. Après le départ du poète pour la guerre, Lou va le retrouver et pendant huit jours ils vont vivre une passion amoureuse mais la jeune femme a une autre relation amoureuse. En janvier 1916, il lui écrit sa dernière lettre. Il se fiance avec une autre femme le 10 août 1915. L’ensemble de ses lettres forme le recueil des Poèmes à Lou, recueil qui incarne une poésie nouvelle à mi-chemin entre la prose et les vers, il ouvre la voix à une poésie moderne. C’est très hétéroclite sur le plan formel, les poèmes sont en vers réguliers et en vers libres. Dans le poème « Ma Lou », le discours amoureux se mêle étroitement avec l’expérience du soldat et donne une grande originalité à cette lettre-poème. Nous verrons dans un premier temps la présence de la guerre, puis, en second lieu, le discours amoureux.

I. La vision de la guerre du poète

Il est évoqué dès le premier vers de façon très précise, nous avons les détails de la vie dans les tranchées en tant que lieu de vie pour les soldats, « Ma Lou je coucherai ce soir dans les tranchées ». Les expressions qui s’y rapportent marquent la descente, « piochées », « troglodytes », « trous », « descendrai ». Nous n’avons cependant ni dénonciation, ni exaltation, ni registre polémique, pathétique ou épique. La peur n’est en fait pas présente, au contraire la présence d’un choix assumé domine, celui de la réalité. La lucidité de la situation est encore renforcée par la présence des verbes au futur. Le constat narratif est simple et presque détaché des réalités de la guerre, nous avons des verbes de narration de base et une certaine banalisation de la guerre. Les adjectifs possessifs mettent en avant l’acceptation d’un sentiment de gaieté, l’aspect affectif fait partie de la réalité quotidienne de la guerre. Nous avons assez peu d’effet poétique dans la première strophe, le langage est à la limite de la prose malgré l’usage régulier d’alexandrins. Nous remarquons l’absence de ponctuation et l’innovation poétique. L’inversion des groupes de mots met en valeur les canons au centre des vers, et aux vers 3 et 4, le travail poétique avec l’image suggère la chute par l’enjambement. Le poète semble avoir l’optimisme de celui qui n’a pas encore fait la guerre.

Il s’agit d’un poème consacré à l’amour et non une dénonciation de la guerre.

II. Le discours amoureux

Il s’agit d’un poème d’amour comme le met en évidence l’apostrophe, « Ma Lou ». Nous avons un glissement de sujet dès la deuxième strophe. Le poème bascule dans le discours amoureux avec la première personne du singulier qui l’emporte sur le « nous ». Nous mettrons en avant l’asyndète des vers 13 et 14. La guerre malgré ses risques ne tue pas les sentiments amoureux, elle n’empêche pas Apollinaire de faire une déclaration d’amour à la femme aimée. Nous retrouvons tous les éléments traditionnels de la déclaration amoureuse. L’insistance du poète est marquée par les occurrences du verbe « chanter » sous forme anaphorique. La beauté physique de la femme comprend des descriptions admiratives de la part du poète sur les « bras », « les seins » et les « yeux » de Lou. Les comparaisons et métaphores sont assez traditionnelles car elles favorisent la divinisation de la femme élue « déesse », « cols de cygnes », ce qui renforce la pureté de l’évocation. Le cœur est comparé à une cathédrale, valorisant ainsi le lexique religieux. L’amour est associé à la saison printanière « le lilas va fleurir », ce qui met en avant la beauté de la femme. Nous notons également la métaphore traditionnelle du feu de l’amour. Cette exaltation amoureuse fait écho à l’optimisme de la première strophe. Certaines images sont étonnantes car elles mêlent étroitement le constat et le cadre guerrier à l’amour ; nous avons des termes comme « la générale » pour signifier la mobilisation générale, ou encore « obus plein de fidélité », « baiser éclaté ». Les deux domaines se mêlent étroitement dans une certaine familiarité de langage au vers 20 par exemple. La puissance des images tient aussi à ce qu’elles suggèrent, l’envol, la verticalité qui répondent à celles de la première strophe. Enfin, nous constatons au vers 21, une rupture du temps qui connote une chute dans le réel qui fait qu’il y a presque une antithèse entre le vers 20 et 21. Les derniers vers sont comme une sorte de dérision où Apollinaire est ramené à la réalité.

III. Une poésie nouvelle et hybride

Nous pouvons parler d’une poésie nouvelle dans le sens où le poète mélange les genres épistolaires et poétiques. Nous constatons la présence des marques de la lettre, comme la date, le lieu, l’ouverture, « Ma Lou » et la fermeture, « mon baiser ». Les marques de la poésie sont tout aussi présentes. Les rimes sont plates, nous avons des alexandrins. Dans la première strophe, les vers sont en rimes plates par deux tandis que dans la seconde, ils sont en rime par trois. L’absence de ponctuation donne au poème un rythme libre et continu. Nous avons un mélange des thèmes toujours en interaction, le poète intègre des considérations quotidiennes, cette idée s’affirme et pourtant, il évoque la guerre sans utiliser les registres traditionnels pathétiques ou épiques. Nous avons donc une mise en rapport immédiate de la réalité de la guerre avec les éléments de la vie quotidienne ainsi que des références à l’amour, une célébration de la femme comme s’il y avait une corrélation évidente entre l’ensemble de ces éléments.

Conclusion

Tant sur le plan formel que thématique, le langage poétique d’Apollinaire est marqué par l’affranchissement des traditions et par une grande liberté d’écriture. Il réconcilie la poésie avec la narration et la vie quotidienne. Il est capable de sublimer l’horreur de la guerre et de la restitution de la beauté insolite. On a ici un bel exemple de la modernité poétique qui annonce les audaces du surréalisme.

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