Anouilh, Antigone, Le Monologue du Choeur
Texte étudié
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir… C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences ; le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur, et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence…
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme! Ce n’est pas parce qu’il y en au un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, la sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien ; pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin !
Introduction
Nous allons étudier le passage du monologue du « chœur » d’Antigone de Jean Anouilh. Cette tragédie est inspirée de la tragédie de Sophocle en 442 avant Jésus-Christ, tragédie dans laquelle l’héroïne défend les lois non écrites du devoir moral. Anouilh est un auteur contemporain, auteur d’Eurydice, Roméo et Jeannette. Nous savons que le roi Créon décide d’interdire sous peine de mort, l’inhumation de Polynice. Antigone, sa sœur brave l’autorité royale en tentant d’ensevelir le corps de son frère laissé à l’abandon. Arrêtée, elle est conduite à Créon par trois gardes. C’est alors que le chœur entre en scène et prononce sa tirade. Dans le but d’étudier la définition de la tragédie, nous verrons dans un premier temps, l’art poétique d’Anouilh, le niveau de langage, puis, en dernier lieu, la tragédie au sens d’une mécanique.
I. L’art poétique d’Anouilh
Anouilh s’inspire de Sophocle, mais nous avons quelques éléments anachroniques. Le chœur est emprunté à la tragédie antique mais Anouilh lui donne une fonction moderne et un rôle didactique, il nous enseigne sur la définition de la tragédie. Dans la tragédie antique, le rôle du chœur était d’exprimer les opinions de l’auteur, Anouilh propose un autre aspect de la question du chœur. Son langage est différent. Dans cet extrait, des images, des comparaisons propres à l’art poétique d’Anouilh viennent renforcer les idées et les sentiments exprimés, « un regard pendant une seconde à une fille qui passe », « une envie d’honneur un beau matin ». Les anaphores soulignent avec insistance les concepts essentiels de la mécanique de la tragédie, « Et les silences, tous les silences, le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence, au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois… les silences quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence ». L’art poétique de l’auteur se manifeste dans ce passage par des images évocatrices d’un certain romantisme, des figures de rhétorique qui scandent le rythme saccadé du chœur et donnent au lecteur une impression d’harmonie de l’ensemble.
L’art poétique s’accompagne d’un certain niveau de langage que nous allons à présent analyser.
II. Le niveau de langue
Les métaphores, les symboles, les images sont empruntées au champ lexical de la vue et au monde de la technique. Certaines images relèvent du modernisme, « on dirait un film dont le son s’est enrayé ». Il tente de familiariser le public avec le genre littéraire tragique. Le chœur utilise de façon fréquente les récurrences « on », pronom indéfini, « c’est », « gueuler ». Malgré le mélange des genres, la définition est accessible à tous. Le niveau de langue à plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, il apparaît simple par ses répétitions du verbe « être » sur le mode indicatif, « c’est tout », « on est tranquille », « c ‘est minutieux », « c’est propre ». Il est en outre familier ainsi que le suggère la répétition du verbe « gueuler », « à gueuler à pleine voix », ou encore presque vulgaire, « qu’on est enfin pris comme un rat », « Et puis surtout, c’est reposant ». Les répétitions remplissent leur rôle en donnant force aux idées, « on est tranquille dans la tragédie, on est tranquille ». Elles mettent bien en valeur l’aspect irréversible, irrémédiable de la tragédie au sens d’une fatalité face à laquelle l’homme est impuissant. La comparaison, « mourir comme un accident » connote l’aspect fataliste, le destin de l’homme pris au piège de la vie qui, lorsqu’elle se termine ne peut plus rien. Il s’agit en fait de mettre en avant la condition mortelle de l’homme et de rappeler au genre humain l’irréversibilité du temps qui passe et le destin mortel vers lequel elle nous conduit inexorablement.
Le chœur remplit ainsi une fonction très philosophique, c’est un rappel de notre humaine et mortelle condition, elle opère avec une mécanique implacable dont nous allons examiner les ressorts.
III. La mécanique de la tragédie
Le chœur expose au nom de l’auteur sa conception de la tragédie. C’est au milieu de la pièce, lorsque les gardes viennent arrêter Antigone que le chœur vient nous dire dans un style familier et en jouant sur les mots ce qu’il pense de la tragédie, « c’est propre la tragédie ». Dans son langage où abondent les adjectifs à double sens, le chœur nous explique la simplicité et la nécessité du mécanisme tragique. A l’aide d’images empruntées au domaine de la machine, « le ressort est bandé… cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul… C’est minutieux, bien huilé », il nous laisse entendre qu’un rien suffit à son déclenchement. Tous les ressorts sont prêts à fonctionner et rien ne peut les enrayer. C’est la machine infernale où tout a été décidé d’avance et où le dénouement est irrémédiable. Et c’est là, le vrai caractère de la tragédie. Elle est pure parce qu’elle est fatale. Les personnages n’ont plus qu’à découvrir leur vérité et à l’affirmer par des paroles et des actes qui les entraînent infailliblement à leur perte. De là, l’espèce de délivrance qu’éprouve Antigone quand elle est sûre qu’elle va mourir. Comme le chœur, elle dénonce le sale espoir. Voilà pourquoi le chœur lors du dénouement soulignera non pas la violence de l’histoire, mais le repos qui sera le lot de tous les personnages, « tous ceux qui avaient à mourir sont morts ». Sur bien des points Anouilh semble donc reprendre les idées antiques et classiques. Seulement chez Anouilh, les actes ne sont plus rattachés à un idéal. Antigone ne se réfère plus à des interdits religieux. Elle et Créon ne représentent plus qu’eux-mêmes. Le chœur l’avoue, pourquoi les personnages agissent-ils ? Pourquoi les personnages parlent-ils ? Pour rien.
Conclusion
Au-delà de la fonction didactique du chœur, nous avons une leçon philosophique qui nous rappelle que nous ne devons pas essayer de nous élever de l’humaine condition, la mortelle condition du genre humain de laquelle nous ne pouvons fuir et qui incarne notre mortel destin ou encore notre fatalité. Nous pouvons reprendre les mots d’Aristote, qui attribuait à la tragédie une fonction cathartique dont le but est la purification et la libération grâce à la terreur et à la pitié que la tragédie suscite chez le lecteur ou le spectateur qui s’identifie aux personnages de la pièce.