Voltaire

Voltaire, L’Ingénu, Chapitre 17

Texte étudié

Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore.
« Hélas! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n’ont souvent été données qu’au prix qu’on exige de vous. Écoutez, vous m’avez inspiré de l’amitié et de la confiance; je vous avouerai que si j’avais été aussi difficile que vous l’êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d’en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature.
Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à Mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l’amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle.
« Vous êtes dans une situation bien plus intéressante : il s’agit de rendre votre amant au jour et de l’épouser ; c’est un devoir sacré qu’il vous faut remplir. On n’a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permis une faiblesse que par un excès de vertu.
— Ah! quelle vertu! s’écria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d’iniquités! quel pays! et que j’apprends à connaître les hommes! Un père de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie.
— On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, Mons. de Louvois et le révérend père de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d’un couvent pour le reste de vos jours. »
Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son cœur, arrive un exprès de Monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d’oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant, mais l’amie s’en chargea.
Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu’elle n’ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n’ayant en vue que son amant, vaincue, entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n’avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d’oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu’on se mît à table. Saint-Yves étant si confuse, si troublée, qu’elle se laissait tourmenter; et le patron
en tirait un augure très favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d’une gratification considérable, celui d’une compagnie, et n’épargna pas les promesses.
« Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé! »
Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n’eut d’autre ressource que de se promettre de ne penser qu’à l’Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite.

Introduction

Dans le chapitre 15, on assiste à la première visite de Melle de St-Yves à St Pouange, qui va lui faire des propositions malhonnêtes. Ensuite, dans le chapitre 16, St-Yves va demander conseil au père Tout-à-tous qui lui dit de céder aux avances de Monsieur de St Pouange et que cela n’est pas un péché.

I. Les arguments de l’amie

C’est l’usage de faire cela à la Cour : « Si aimable, si galante et si renommée » : Le dernier est la conséquence des deux autres. L’amie dit que c’est à cause de ce que font les femmes que la Cour est renommée.
Tous les postes s’obtiennent de cette façon. Argument important : d’abord l’amie le formule de façon générale, puis elle donne ensuite des exemples.
L’amie l’a fait donc Melle de St-Yves peut le faire. Voltaire fait allusion à Mme de Dufrenoi qui était la maîtresse de Louvois (ministre de la guerre).
« devoir sacré », « excès de vertu » : Ce n’est pas un péché mais une preuve de vertu, « on vous applaudira ». C’est la direction d’intention : faire n’importe quoi en disant que notre but est bon, donc on se fiche des moyens pour y arriver. Elle reprend l’argumentation de l’abbé Tout-à-tous : « la direction d’intention ».
C’est presque une menace : si elle refuse, elle pourrait être enfermée dans un couvent. L’amie lui rappelle d’ailleurs d’où elle vient : « vous enterrer dans le fond d’un couvent ».

II. Les cibles de Voltaire

La Cour :

Voltaire élargit sa critique à toute la société. Tous les degrés de la société sont corrompus : « petit poste », « gouverneurs de province ». Tout le monde a recours à la corruption pour accéder à un privilège, à un poste supérieur.
Voltaire critique ainsi le fait que la France soit gouvernée par des gens incompétents. Il remet en question le gouvernement de la France.

A travers Monsieur de Pouange, c’est le marquis de Colbert qui était le premier commis et le principal collaborateur de Louvois, qui ici est visé.
Monsieur de Pouange va se réhabiliter. Il va tomber amoureux de St-Yves. Cette réhabilitation est annoncée par son nom « saint » et « ange » : « il connut le repentir » (dans le dernier chapitre). Mais pour l’instant, il incarne la toute puissance, un personnage sans morale. Il fait d’ailleurs un chantage abominable.
D’ailleurs, dans son nom Saint-Pou-ange, deux éléments sont positifs; le côté positif l’emporte donc et annonce sa réhabilitation à la fin du livre.

A travers la bonne amie ou la dévote :

En apparence, elle conseille Melle St-Yves, la bonne amie. En réalité, c’est une entremetteuse. Les deux portraits des jeunes femmes sont opposés : l’amie est cynique, intéressée (par les boucles d’oreille). Elle dit « qui le fait vivre » : Elle a d’autres revenus.

Le clergé et les faux dévots :

« non moins indulgente que le jésuite » : allusion au chapitre précédent. Le père Tout-à-tous est corrompu et favorise la direction d’intention.
Les deux jésuites (Le Père et St Pouange) sont totalement corrompus. Elle a fait tombé les masques sur le clergé.
Hypocrisie des apparences : le roi va « à la messe ou à la comédie », c’est à dire des activités pour se montrer.
Voltaire reprend une critique déjà initiée par Molière dans « Le Tartuffe » (symbole du faux dévot).

Le portrait de l’amie :

Elle est le type de personnage classique qui vit à la Cour;
Opposition entre l’apparence et la réalité : « brave personne », « son amie », « la dévote » : En apparence, elle se présente comme une amie qui va donner des conseils. L’opposition se fait au niveau des conseils qu’elle donne.

Voltaire dénonce ainsi l’hypocrisie qui règne à la Cour et les faux dévots. C’est la courtisane dans son sens le plus péjoratif.
Les faux dévots interprètent la religion comme cela les arrange.

III. Le portrait de l’héroïne

Il est l’opposé du portrait de la bonne amie. L’une est tout noire et l’autre toute blanche.

Melle de Saint-Yves prend enfin connaissance de la réalité de la Cour. On peut la rapprocher de l’Ingénu car ils sont tous deux innocents.
Elle est indignée car elle prend connaissance de la véritable identité de son amie et de la réalité de la Cour. Dans ces quatre exclamations, on distingue les quatre étapes de la prise de conscience de Melle de St-Yves; le personnage évolue :
Elle pense à se suicider car elle ne peut pas céder.
Seconde réaction face au cadeau de St-Pouange : Elle rejette tout en pleurant, ce qui est une preuve de la vertu de Melle de St-Yves.
« souper fatal » : Le destin écrase le héros. Ce dernier ne peut rien faire. Melle de St-Yves devient une héroïne tragique. Les adjectifs qui la décrivent sont passifs. Référence au sacrifice païen.
Dernier paragraphe : abondance de la ponctuation par la résistance de Melle de St-Yves et le temps de la résistance utilisé (les pluriels). Elle se rend car St-Pouange est le plus fort. Elle cherche à l’apitoyer, elle appelle à l’aide.
Tous les termes mettent en valeur qu’elle est violée et qu’elle ne cède pas.

St-Yves sort grandiose de cette scène tragique. A la fin du chapitre, il n’y a plus d’ironie. Le ton est tragique et Voltaire met tout en œuvre pour grandir Melle de St-Yves.
Elle va d’ailleurs être doublement grandie par sa mort et par la réhabilitation de St-Pouange (elle devient une sainte).
Voltaire respecte d’ailleurs le conte avec les deux personnages : l’un tout noir et l’autre tout blanc. Il présente des personnages à la personnalité peu nuancée.

Conclusion

C’est le véritable dénouement du conte. On peut penser, vues les circonstances du sacrifice, que la fin va être tragique.
Synthèse des différentes critiques énoncées (clergé, société, cour).
Un chapitre qui tranche avec le ton du reste du conte : ton différent qui est fait pour mettre en valeur Melle de St-Yves.

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