Louis-Ferdinand Céline

Céline, Voyage au bout de la nuit, La croisade apocalyptique

Texte étudié

Ce colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment… Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? Pensais-je. Et avec quel effroi !… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas) cent mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932)

Introduction

Le roman de Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961), Voyage au bout de la nuit met en scène un personnage commun, Ferdinand Bardamu, aux prises avec les grandes questions de son époque : la guerre de 1914-1918 dans laquelle il s’engage, et dont il découvre les horreurs, le colonialisme, le modernisme, le progrès.

De malheur en déchéance, le héros malmené par les événements, découvre le monde et le fait découvrir aux lecteurs, avec une ironie et un cynisme grinçants. Le roman est écrit à la première personne, dans une langue volontairement crue et familière.

Au début du roman, Ferdinand Bardamu, engagé volontaire, participe à la guerre de 1914. Envoyé au front, il mêle au récit de ce qu’il observe des remarques acerbes sus sa propre incompréhension, sur l’absurdité de la guerre et sur le comportement de son colonel.

L’extrait donné ici est constitué par un ensemble de réflexions qui conduisent à une évocation réaliste et critique de la guerre. Elle est en effet présentée comme « une croisade apocalyptique ».

I. Les réflexions et les interrogations du narrateur

Écrit à la première personne, le texte rapporte les réactions du narrateur et le résultat de ses réflexions. On peut le remarquer à la nature des verbes et à la ponctuation.

1. Des verbes de réflexion à la première personne

Les verbes utilisés par le narrateur, à la première personne, ne sont pas des verbes d’action mais de pensée : « j’en étais assuré », « jamais je n’avais senti », « je conçus », « pensais-je », « je le concevais ».
Leur utilisation souligne que le narrateur est en situation d’analyse de ses propres pensées, avec un décalage dans le temps, et qu’il exerce sur ce qui l’entoure une réflexion critique dont il donne au lecteur le résultat. Il rapporte ce qui lui vient à l’esprit, et la manière dont il tente de répondre à ses propres incertitudes.

2. De nombreuses interrogations et exclamations

Le texte comprend de nombreux points d’interrogation, d’exclamation, de suspension. Ils soulignent un état d’incertitude et probablement d’indignation. Ainsi les points d’exclamation des lignes 1-2 marquent le caractère direct du jugement porté sur le colonel, ce qui renforce le « donc ».
Le point d’exclamation dans la phrase « Nous étions donc jolis ! » insiste de la même manière sur le constat découragé et indigné à la fois de la situation désespérée de millions d’hommes.
Les interrogations, marquées par les mots interrogatifs « qui savait combien ? », « pourquoi s’arrêteraient-ils ? » ou simplement le registre familier (l. 5 « Dès lors ma frousse devint panique ») expriment une incertitude aggravée par le fait que les réponses restent très imprécises, ou inexistantes, comme le montre l’utilisation très fréquente des modalisateurs.

3. Les modalisateurs

Ce sont des termes qui précisent le point de vue du narrateur.
Ici, ils soulignent une constante incertitude, des hésitations.
Le verbe devoir « Il devait y en avoir beaucoup », l’adverbe « sans doute », le verbe pouvoir (« pouvait continuer indéfiniment »), l’emploi du conditionnel (« s’arrêteraient-ils », « Serais-je ? ») ont tous pour fonction d’atténuer les affirmations et de placer certaines réflexions sur le plan de l’éventualité.
On observe cependant qu’ils ont tendance à disparaître à mesure que se déroule cette sorte de monologue intérieur mêlé de récit.
Des suppositions sur les chances d’arrêter le déroulement de la guerre, le narrateur passe à l’évocation des hordes armées de soldats et e l’ « apocalypse ».

4. L’état psychologique du narrateur

S’il donne au lecteur le résultat de ses réflexions (jugement sur le colonel, supputations diverses sur le nombre de colonels…) le narrateur exprime aussi dans quel état psychologique il se trouve.
Des termes du niveau de langue familier constituent un champ lexical de la peur (« ma frousse devint panique », « Et avec quel effroi ») associé à l’évocation monstrueuse de la guerre.
En un mélange de récit et de monologue, le narrateur fait alterner les jugements et les questions, traçant de la guerre et de ceux qui la font un portrait réaliste et critique.

II. Une évocation péjorative de la guerre

Si le narrateur hésite sur certains chiffres, il donne néanmoins de la guerre une image de plus en plus violente, en soulignant que son caractère monstrueux vient de la coexistence d’éléments destructeurs.

1. L’insistance sur les chiffres, l’utilisation du pluriel

Le texte comporte un grand nombre de termes insistant sur la multitude « beaucoup », « plusieurs millions ». Le mot est repris « deux millions » et accentué par une longue énumération de catégories dont les termes sont eux-mêmes au pluriel.
L’emploi systématique du pluriel (« des êtres » , « des hommes », « tirailleurs », « comploteurs ») crée une impression de masse.

2. L’insistance sur l’action guerrière

L’image créée dans le premier paragraphe est celle d’une avancée irréversible et aveugle.
Elle est suggérée par la question « Pourquoi s’arrêteraient-ils ? » et par le choix que fait le narrateur des termes « implacable » et « sentence ».
Par le jeu des connotations, la guerre est associée à un châtiment imposé par une force (celle des hommes) et par le monde (des « choses »).
Cette image est reprise de manière plus précise et plus concrète par la longue énumération des hommes, des armes et des comportements du second paragraphe : « Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant ».
Le narrateur semble énumérer, sans ordre, tout ce qui lui passe par la tête, pouvant évoquer la guerre, les moyens de se déplacer (« motos », « autos »), de se défendre (« casques »), de tuer (« détruire »), les catégories (« tirailleurs », « comploteurs »), les bruits (« hurlants », sifflants », « pétaradants »).

3. Le caractère péjoratif de l’évocation

La tonalité critique de cette évocation de la guerre vient du choix d’un vocabulaire de connotation dépréciative.
Au terme « monstre » qui définit le colonel, font écho toutes les comparaisons avec des chiens. Le mot revient à plusieurs reprises : « pire qu’un chien », « plus enragés que mille chiens », « plus vicieux ».
La présentation des hommes comme des êtres bien inférieurs aux chiens leur attribue un caractère enragé et une cruauté perverse et inhumaine.
Par ailleurs, des termes comme « imbécillité infernale », « fous héroïques » et « croisade apocalyptique », par leur tonalité hyperbolique, accentuent le caractère horrifiant des images de la guerre.
Le phénomène d’amplification de la longue phrase centrale du deuxième paragraphe, avec son énumération désordonnée, conduit à une sorte de paroxysme de l’horreur, soulignée par la succession des trois termes « Allemagne », « France », « Continents » (avec une majuscule et un pluriel). Le narrateur évoque ainsi l’ampleur gigantesque de combats à l’échelle du monde.
Hommes, matériel, nombre, folie et goût de la destruction, tout entre, selon le narrateur, dans un processus monstrueux, irrémédiable et indéfini : la guerre.

III. La situation d’un homme face à la guerre

La situation du narrateur, pris dans la guerre, et ses réactions conduisent le lecteur à s’interroger sur ce que peut faire un homme dans de telles circonstances. Le texte donne quelques réponses.

1. La capacité de juger

Le texte présente un héros capable de réfléchir et soucieux de comprendre.
Ne vivant pas la situation au premier degré, il se met à distance et prend le temps de la réflexion.
Certains termes en soulignent l es étapes : « A présent », « en même temps », « Jamais ».
Capable de juger les autres, le narrateur est également capable de s’interroger sur sa condition. L’interrogation sur sa lâcheté prouve qu’il conserve une capacité de discernement fondé des critères moraux, tout en faisant comprendre que la guerre n’est pas pour lui un lieu d’héroïsme.

2. La capacité et la volonté de porter un témoignage

Le narrateur ne rapporte pas un ou une série de faits de guerre.
Son observation porte sur la guerre en général (emploi au pluriel, imprécision, généralisation).
C’est donc sur le phénomène dans son ensemble qu’il apporte un témoignage : hommes transformés en hordes hurlantes ou en masses mouvantes et meurtrières, chefs apparentés à des faux braves capables de toutes les tueries, déchaînement généralisé de la violence.
Il souligne en même temps la solitude extrême de l’homme isolé qui réfléchit et qui, n’étant pas emporté par la folie meurtrière ambiante, se sent profondément différent.
En donnant la parole à son héros, Céline le met en situation de faire comprendre au lecteur que parmi les « fous héroïques », certains, avec lucidité, pouvaient analyser la situation et en rapporter un témoignage historique et humain.

Conclusion

L’intérêt de cet extrait de Voyage au bout de la nuit est de donner, comme sur le vif, les réflexions d’un homme témoin et acteur.
Pris au milieu de l’horreur de la guerre, il a conservé une lucidité critique, pour porter témoignage non seulement sur la guerre mais sur sa propre situation : Bardamu dit ce qu’il pense, haut, fort et violemment.
C’est une autre façon de rendre la critique efficace.

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