Honoré de Balzac

Balzac, Le Père Goriot, Vautrin, un tentateur machiavélique

Texte étudié

Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Bauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire Parvenir ! Parvenir à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait comme ! Dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme des soldats à la maraude. Après, que ferez-vous ? Vous travaillerez ? Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez maman Vauquer, à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien.

Balzac, Le Père Goriot

Introduction

Émile Honoré de Balzac est né à Tours le 20 mai 1799 et mort à Paris le 18 août 1850. Il est considéré comme un des plus grands écrivains français de la première moitié du XIXe siècle, et comme le maître incontesté du roman réaliste.

Il élabora une œuvre monumentale, la Comédie humaine, cycle cohérent de plusieurs dizaines de romans dont l’ambition est de décrire de façon quasi-exhaustive la société française de son temps, ou, selon la formule célèbre, de faire « concurrence à l’état-civil ». Il n’hésitera pas, en pleine monarchie libérale de Juillet, à afficher ses convictions légitimistes.

Le Père Goriot, dont la rédaction fur particulièrement pénible pour Balzac connut dès sa parution, en 1835, un immense succès. Ce roman occupe pour plusieurs raisons une place centrale dans l’œuvre et la carrière de Balzac. Il clôt la série des premiers romans à dominante essentiellement autobiographique, il est surtout à l’origine du fameux retour systématique des personnages.

Dans ce passage, Vautrin affirme l’ambition de Rastignac puis les besoins d’argent qu’elle implique et enfin les difficultés qu’il y aura à réussir.

Nous verrons tout d’abord en quoi il s’ait d’un discours séducteur. Puis nous montrerons que la morale de Vautrin est cynique.

I. La séduction du discours

Comment Vautrin cherche-il à emporter la conviction de Rastignac ? Vautrin sait que ses propos directs risquent de choquer le jeune homme de bonne famille nourri d’idéaux qu’est Rastignac. Aussi doit-il avoir recours dans son discours au procédé de la séduction.

1. Une tirade construite

Sous une apparence décousue, la tirade est précisément construite. Vautrin rappelle les efforts passés de Rastignac. Il évoque alors la dureté de la situation présente et l’avenir incertain qu’elle engage. Enfin, il tire les conclusions de ce constat.

Cette rigueur logique s’appuie sur le jeu des temps. Le passé composé « vous êtes revenu » cède la place au futur immédiat « vont filer » puis au futur simple « que ferez-vous « et enfin au présent « vous êtes ».

Les locutions adverbiales de temps scandent le texte « Ce jour-là » « Après » « en ce moment ». L’urgence de l’action est ainsi soulignée.

2. La mise en confiance

Vautrin met en confiance le jeune homme en flattant son orgueil. L’emploi répété du pronom « vous » permet de mettre en scène Rastignac et de valoriser sa démarche.

Présentés au style direct ses propos suggèrent une proximité affectueuse à l’égard du jeune homme : « Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va ».

Dans ce climat de franchise amicale Vautrin n’hésite pas à brusquer Rastignac : « vous avez saigné vos sœurs ».

Mais la brutalité de la formule est aussitôt corrigée par l’énoncé d’une loi générale : « Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs ». Le choix du terme « flouent » mis à distance par l’italique et de la précision « plus ou moins » atténuent la dureté du propos. Rastignac se trouve ainsi déculpabilisé.

Vautrin se moque aussi de la région d’origine de l’ambitieux : la Charente, « dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous ». L’ironie et la familiarité du ton préviennent la blessure d’amour propre.

3. Vautrin le tentateur

La verdeur du langage et la vivacité du rythme contribuent à la séduction du discours tentateur.

Les images des soldats à la maraude c’est-à-dire en quête de nourriture « des araignées dans un pot », du « boulet de canon », de « la peste » doivent frapper l’imagination.

Les procédés rhétoriques sont aussi présents, comme les fausses interrogations : « Vous travaillez ? », « Savez-vous comment on fait son chemin par ici ? »

Notons le jeu des rythmes. A la succession des brèves indépendantes juxtaposées évoquant l’action de Rastignac s’oppose la longueur languissante de la phrase : «Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez maman Vauquer, à des gars de la force de Poiret ».

Vautrin instaure une relation de maître à disciple à l’égard de Rastignac comme le montre l’accumulation des verbes d’ordre : « jugez », « il faut ».

La scène pose le hors la loi comme reconnaisseur de talents.

II. Le cynisme de la morale de Vautrin

Vautrin justifie la rudesse de ses conseils par le constat qu’il dresse de l’état de la société. La morale de Vautrin se présente comme la conséquence d’une nécessité.

1. La tonalité mathématique

La démonstration de Vautrin s’appuie sur l’énoncé de chiffres « quinze cents francs », « cent sous », « cinquante mille jeunes gens ».

La tonalité mathématique est renforcée par le lexique « problème », « résoudre », « unité », « nombre ».

Le style juridique « attendu que » inscrit le discours de Vautrin dans la dimension de la loi.

2. Le but à atteindre

Le texte met en évidence le but visé par Rastignac et loué par Vautrin.

Les moyens sont validés par la grandeur de la fin : « Parvenir. Parvenir à tout prix ».

La répétition du verbe « parvenir » et le choix de l’italique indique l’aspect obsessionnel de ce but. La formule annonce l’absence de scrupules que Vautrin illustre dans ses conseils.

3. L’immoralisme de Vautrin

Son constat s’appuie sur le désarroi de la génération des jeunes gens de la Restauration.

Les idéaux de la Révolution et de l’Empire ont péri. L’ambition ne peut s’assouvir que par le combat individualiste pour l’ascension sociale.

Les jeunes gens sont encore sensibles aux métaphores guerrières, voire l’acharnement du combat. Elles leur rappellent l’épopée napoléonienne de leurs aînés. Mais leur lutte à eux est entièrement arriviste et totalement dénuée h’héroïsme.

L’image des araignées s’insère dans une vision anthropophagie : « il faut vous manger les uns les autres ». Le précepte évangélique d’amour mutuel est perverti.

L’immoralisme de Vautrin va de pair avec un culte du génie issu du romantisme. Le mépris du travail ne lui laisse le choix qu’entre l’éclat du génie et l’adresse de la corruption opposés comme modèle à l’énergie de Rastignac.

La peinture d’une société cruelle n’autorise en fait qu’une solution : l’arrivisme sans scrupules.

L’axiome final « l’honnêteté ne sert à rien » en témoigne.

Conclusion

En conclusion, le brio de Vautrin associe une gouaille savoureuse à l’intelligence de la démonstration.
Le personnage romantique de Vautrin, satanique et révolté, séduit Rastignac par son assurance, sa lucidité.
C’est ainsi que le cynique Vautrin parvient à fasciner le jeune et ambitieux qu’est Rastignac. Le tentateur qu’est Vautrin promet pouvoir et réussite à condition d’emprunter les voies de l’immoralité, de l’illégalité, du crime.
Rastignac se rappellera ses conseils d’arrivisme tout au long de son épopée sociale.

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Commentaires

1 commentaire à “Balzac, Le Père Goriot, La déchéance du Père Goriot”

Gonzalez Le 23/01/2024 à 00h10

Superbe ! Ca m'a beaucoup aidé etant donné qu'on ne l'a pas travaillé en classe. Disons que tout cela suffit si vous passez a l'oral sur ce texte, avec peut etre un simple approfondissement sur la conclusion et une ouverture. Merci encore beaucoup.

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