Albert Camus

Camus, La Peste, La représentation d’Orphée et Eurydice

Texte étudié

Pendant tout le premier acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelques femmes en tunique commentèrent avec grâce son malheur, et l’amour fut chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger excès de pathétique, au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs.

Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur.

Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. Car, dans le même temps, l’orchestre se tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à évacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une église, le service fini, ou d’une chambre mortuaire après une visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tête baissée, les hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur évitant le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mouvement se précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers les sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en criant. Cottard et Tarrou, qui s’étaient seulement levés, restaient seuls en face d’une des images de ce qui était leur vie d’alors : la peste sur la scène sous l’aspect d’un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile sous la forme d’éventails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils.

Camus, La Peste, 1947.

Introduction

Aux expériences de la pauvreté, de la maladie, du soleil, s’est ajoutée en 1939 pour Camus celle de la guerre. S’il n’y a pas pris une part active en tant que combattant, son métier de journaliste et son exode l’ont mis en contact avec cette situation qui n’a pas qu’accentué ses prises de conscience fondamentales.

Bien qu’apparenté dans une certaine mesure à l’existentialisme, Albert Camus s’en est assez nettement séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l’absurde Elle parcourt toute son œuvre et sa pensée, jusque dans La Peste (1947).

A la fin de la première séquence de la quatrième partie de La Peste, le narrateur utilise les notes de Tarrou pour raconter un épisode auquel il attache une importance particulière, car, écrit-il, il « restitue à peu près l’atmosphère difficile de cette époque ».

Cet épisode se situe à l’Opéra municipal ; Camus utilise un schéma narratif fréquent : bien des scènes romanesques se situent à l’opéra ou au théâtre. Mais ici l’Opéra a une fonction particulière : les Oranais y viennent chercher l’oubli, au moins momentané, du fléau qui les accable. Tarrou et Cottard font partie ce soir-là du public et assistent à la représentation d’Orphée et Eurydice jouée depuis plusieurs mois puisque les comédiens ne peuvent plus quitter Oran.

C’est l’occasion, pour le romancier, de nous proposer le récit d’un spectacle, récit dont nous pourrons commenter le caractère humoristique, le caractère dramatique et la signification.

I. L’humour et la satire

1. L’humour à l’égard du spectacle

L’humour est d’abord au service de la satire car c’est bien la satire d’un spectacle à laquelle se livre ici l’auteur les décors sont inadaptés parce qu’anachronique.

Le jeu d’acteur est totalement décalé par rapport à ceux qui exigeraient l’histoire tragique qui est censée être représentée.

On évoque la facilité de la plainte la grâce avec laquelle le « malheur » est chanté.

Les déplorations du cœur sont réduites à de simple commentaire et les chants de passion se métamorphosent en de simples « ariettes », airs légers.

Le comique bien ici de l’écart entre l’intensité des sentiments tragiques que suppose le drame représenté et le jeu des acteurs qui ne recherchent, de façon très superficielle, qu’à reproduire une musique agréable

2. L’humour à l’égard des spectateurs

On évoque la facilité de la plainte la grâce avec laquelle le « malheur » est chanté.

Cette satire du spectacle est aussi une satire des spectateurs ceux-ci s’en tiennent à l’extérieur des choses.

La mélodie de la voix, le costume, l’expression quelques femmes en tunique se substituent à la mention du cœur.

Certains d’entre eux se livrent, pour expliquer les « gestes saccadés » du protagoniste, à des jugements esthétiques bienveillants mais ridicules en voulant y voir un « effet de stylisation », alors qu’ils sont la conséquence de la maladie.

Le narrateur use alors d’ironie en les louant d’être, ce qui est bien sûr une antiphrase, les « plus avisés ».

Le texte est ainsi sourire d’abord par les traits de satire et ironie qu’il comporte.

3. L’humour noir

Mais la satire laisse vite classe un à l’expression d’un humour noir.

Celui-ci réside dans la mise en place d’un leurre : on croirait que le jeu de l’acteur était Lili à une interprétation personnelle.

On découvre que l’acteur est atteint par la peste : ainsi, la plainte d’Orphée qui souffre moralement de la perte d’Eurydice constitue en fait un cri de douleur de l’acteur constitue en fait qui souffre physiquement de la maladie dont il est atteint.

Le jeu de l’acteur se fait d’autant plus expressif que sa souffrance physique est réelle.

L’humour tient ainsi à la double interprétation possible des termes comme « tremblements » et « excès de pathétique » et « gestes saccadés ».

Le jeu ridicule est en fait l’expression d’une souffrance véritable.
Cet humour se manifeste aussi dans la métamorphose du comédien d’opéra en acteur de mélodrame comme le révèlent l’expression « excès de pathétique ».

Puis il se mue en comparse d’une farce puisqu’il il avance « vers la lampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés ».

II. Les effets de dramatisation

1. Le choix du point de vue

On sait que le narrateur est Rieux qui s’inspire ici librement des notes de Tarrou.

Mais le texte ne fait pas apparaître de spectateur privilégié : aucune mention de Tarrou ou de Cottard (qui sont pourtant dans la salle) avant la fin du texte.

Le travail préparatoire de Camus montre pourtant qu’il y avait songé.

Il avait d’abord écrit : « L’amour fut chanté en ariettes. Cottard semblait tout à fait à son aise au milieu de ce luxe ».

Or, il supprime, dans le texte définitif, l’allusion à Cottard. On voit bien l’effet recherché : il ne s’agit d’organiser un face-à-face entre l’acteur et l’ensemble des spectateurs, entre la scène et la salle.

Les spectateurs sont ainsi désignés collectivement par les termes de « salle », « public », « parterre », ou sous la forme du pronom indéfini « on » ;

C’est ainsi que Camus organise ainsi une confrontation à valeur dramatique entre le groupe et un homme seul, voué à la mort.

2. La progression dramatique

Le texte obéit à plusieurs principes de progression.

On note une progression chronologique : le déroulement de l’opéra est évoqué acte par acte.

Mais on note aussi une progression des manifestations de la maladie : plaintes, tremblements, gestes saccadés, attitudes grotesques, bras et jambes écartés qui s’accentuent d’acte en acte.

Puis, dans la deuxième partie du texte, on peut remarquer l’évolution des réactions des gens du parterre : évacuation lente de la salle, puis précipitation du mouvement, afflux vers la sortie,et enfin bousculade.

Cette précipitation s’accompagne d’une progression de l’intensité sonore des manifestations vocales de la foule : silence, puis successivement, chuchotements, exclamations, cris.

Enfin, on peut relever une progression dans le ton du récit : on passe de l’humour grinçant à la description froide d’une panique.

3. La mise en spectacle du fléau de la peste

Nous sommes à peu près au milieu du roman : c’est à ce moment que Camus a choisi de faire culminer les manifestations de la peste en là-dedans en spectacle à toute une foule.

Cette mise en spectacle est apparemment ménagée.

En effet, la peste frappe son coup décisif (l’acteur s’écroule) au troisième acte de la pièce, l’acte le plus dramatique : Orphée aux enfers.

Après avoir fait nourrit d’un autre des Oranais dans la rue ou dans la pénombre d’une chambre, devant des témoins, le romancier exhibe ici un agonisant devant la foule ; il met, comme il écrit dans notre texte, « la peste sur scène ».

Ce moment est particulièrement intense : à la tragédie fictive se substitue tout à coup une tragédie réelle.

III. Les significations

1. L’omniprésence du mal dans le monde

Ce texte est riche en signification.

Il témoigne d’abord de l’omniprésence du mal dans le monde.

Les Oranais avait cru pouvoir se divertir, oublier le fléau qui frappait la ville en venant se plonger dans l’illusion d’un spectacle.

Mais la peste est partout, et même de l’îlot de sécurité que paraît constituer le théâtre n’est pas à l’abri de l’épidémie : l’oubli est impossible.

Non seulement la peste est en tous lieux mais elles n’épargne personne, pas même ceux qui revêtent l’habit des héros antiques ( et que le narrateur s’obstine, de façon humoristique à appeler Orphée, comme si c’était la l’identité du comédien qui joue le rôle de l’amant d’Eurydice).

Symboliquement l’acteur qui joue Orphée se rapproche à la fin des spectateurs, « avance vers la rampe » : mouvement qui signifie qu’il est du même monde pestiféré que les spectateurs qui le regardent.
Quant au « cri » sur lequel s’achève la scène, il rejoint le « cri interminable des hommes » dont parle Camus dans une autre séquence pour évoquer la souffrance des êtres humains et leur révolte devant l’absurde.

2. La répétition

Les répétitions du texte sont à lire aussi dans le choix de certains éléments narratifs.

Cette séquence comporte en effet des motifs présents à plusieurs reprises dans le roman.

Celui de la répétition d’abord : le spectacle d’Orphée se joue chaque vendredi depuis le printemps, car les acteurs n’ont pas le droit de quitter la ville depuis la fermeture des portes (ce qui peut expliquer la fadeur de leur jeu).

Ces recommencements du même spectacle évoquent tous les autres « recommencements » du livre : les tentatives de Rambert pour partir ; les efforts des médecins pour battre la peste, les tentatives de Grand pour écrire…

Tous ces recommencements stériles sont une des formes de l’absurde.

3. La séparation

Une autre des formes de l’absurde, dans La Peste, c’est la séparation d’avec un être cher dont sont victimes plusieurs personnages du romans : Rieux, Rambert, Grand. La Peste est un roman de séparés. Cette expression devait d’ailleurs, un moment, servir de titre au livre de Camus.

De ce point de vue le choix du spectacle donné à l’opéra municipal n’est pas neutre : Orphée et Eurydice sont précisément les héros mythiques de l’éternelle séparation.

Ils sont séparés comme de nombreux héros de La Peste, comme de nombreux hommes et femmes du monde absurde que le romancier a tenu à évoquer.

4. Le dérisoire

Devant l’omniprésence du mal, de nombreux comportements humains apparaissent comme dérisoires.

Dérisoire la précaution prise pour éviter « le heurt des strapontins » juste avant une véritable débandade provoquée par la peur ; dérisoire le luxe des spectateurs dont témoignent quelques objets, éventails et dentelles, qui subsistent après le départ de la foule comme un naufrage.

Dérisoire dont l’évocation tire sa force de sa situation en fin de séquence.

Conclusion

A peu près au milieu de son roman, Camus semblait proposer une pause en imaginant une scène dans un opéra.
Or, c’est au contraire le sommet de la tragédie qu’il met ici en scène.
Le spectacle donné est, en effet, représentatif de la tragédie qui se joue dans tout le roman ; et cette séquence constitue ainsi comme une mise en abyme du récit.

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