Victor Hugo

Hugo, Les travailleurs de la Mer, La pieuvre

Texte étudié

La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée.
Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse. (…)

Une forme grisâtre oscille dans l’eau ; c’est gros comme le bras et long d’une demi-aune (1) environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds (2) de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous.
L’hydre (3) harponne l’homme.
Cette bête s’applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnéide par la forme (4) et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c’est mou.
Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse.
Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c’est de la maladie arrangée en monstruosité.

(1) aune : mesure de longueur, valant environ 1 m 20.
(2) pied : mesure de longueur, valant environ 30,5 cm.
(3) hydre : monstre mythologique à plusieurs têtes.
(4) arachnéide par la forme : qui a la forme d’une araignée.

Hugo, Les Travailleurs de la mer (2ème partie, Livre IV, chapitre II)

Introduction

Des travaux d’Hercule aux Dents de la mer, en passant par Moby Dick de Melville, les nombreux récits qui montrent l’homme aux prises avec l’animal témoignent de l’intérêt du public pour un combat inégal, où la bête se mesure à l’être doué de raison, la force à la ruse, l’instinct à l’intelligence.

Dans Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo raconte, lui aussi, le combat de son héros Gilliatt contre un adversaire étrange, qu’il ne voit pas, mais qui enroule autour de son bras droit, puis de son torse, des lanières munies de ventouses.

Le romancier interrompt alors la narration pour consacrer un chapitre entier à l’animal qui met Gilliat en danger de mort, la pieuvre.

Nous verrons, dans le fragment proposé ici, comment il part d’une peinture objective de la réalité pour aboutir à la vision fantastique d’un monstre en communiquant un sentiment d’épouvante à son lecteur.

I. Une description réaliste de la pieuvre

Cette description se fait en deux temps – la pieuvre au repos, puis la pieuvre s’emparant d’une proie – et porte sur la taille de l’animal, sa forme, sa couleur et ses mouvements.

1. La pieuvre au repos

Pour permettre aux lecteurs de se représenter un animal peu connu du grand public à une époque où les moyens de photographier la faune sous-marine n’existaient pas, Victor Hugo entremêle, dans sa description de la pieuvre, des notations objectives et des images qu’il invente.
De taille moyenne et d’une forme quelconque (celle d’un « parapluie fermé »), la pieuvre ne se distingue pas non plus par ses couleurs : de loin, elle paraît « grisâtre », de plus près on distingue deux nuances (« jaunâtre » et « terreuse »), et cette dernière notation est prolongée par deux noms du même champ lexical, « poussière » et « cendre ».
Ces mots, qui connotent l’idée de résidus et les deux adjectifs au suffixe péjoratif (« âtre ») n’évoquent que des couleurs ternes, appelées en peinture des « non-couleurs » : le blanc (« jaunâtre » est un blanc sale), le noir, le gris.

2. La pieuvre en mouvement

Cet animal, que rien ne signale à l’attention, qui paraît même inanimé, devient impressionnant dès qu’il « s’ouvre » : sa métamorphose est exprimée par une série d’oppositions.
Au verbe « oscille », qui traduit un simple va-et-vient, aux eux métaphores « chiffon » et « loque » qui suggèrent une inertie totale, Hugo oppose les « rayons » de la « roue ».
Au milieu du troisième paragraphe, la phrase s’allonge et se scinde en cinq parties pour mieux décomposer le déploiement de la pieuvre, et les deux verbes de mouvement (« s’ouvre » et « s’écartent ») sont à la forme pronominale pour suggérer l’autonomie de la bête.
Le dernier verbe du paragraphe (« se jette ») ajoute le sentiment du danger. L’inertie apparente a ainsi fait place à la vie et c’est bien d’un animal qu’il s’agit : il a des yeux et une face, il est capable de se détendre « brusquement » et d’occuper un espace de plus en plus grand, comme l’indiquent « déployée » et « épanouissement ».

3. La tactique de la pieuvre

Dans un deuxième temps, le romancier décrit la tactique de la pieuvre par des verbes d’action (« harponne », « recouvre », « noue », « garrottent »). Sa rapidité est exprimée par la brièveté des phrases.
En outre, ces phrases tirent un relief particulier de leur place, au début au à la fin d’un paragraphe. Il arrive qu’à elles seules, elles forment un paragraphe : « L’hydre harponne l’homme ».
L’efficacité de la pieuvre est montrée par la façon dont elle immobilise sa proie, à l’aide de trois verbes juxtaposés marquant une progression (« s’applique », « recouvre », « noue »), puis par le résultat : la victime est garrottée.
Tout suggère l’impossibilité pour la proie d’opposer une quelconque résistance à un adversaire aussi méthodique.

II. La vision fantastique d’un monstre

Mais progressivement, la description réaliste cède le pas à une vision fantastique : le romancier déforme la réalité, la grossit et la dramatise.

1. Un animal composite et hybride

D’abord, Hugo déforme la réalité en présentant la pieuvre comme un animal composite et hybride, puisqu’elle « harponne » tout en étant « ventouse » et que cet être « mou » est capable de « garrotter ».
Participant de deux éléments, l’eau et la terre, elle est hybride, ce que confirme la métaphore de l’hydre.
D’après la mythologie, en effet, l’Hydre de Lerne vivait dans une région marécageuse, mais fut vaincue par Hercule dans un combat terrestre. Il n’en vint d’ailleurs à bout qu’en brûlant une à une chaque tête de l’hydre pour l’empêcher de repousser.
Le « flamboiement » et la « cendre » du texte de Hugo sont peut-être des réminiscences de ce mythe où interviennent trois éléments naturels : eau, terre et feu.

2. Exprimer l’innommable

Les multiples comparaisons de la pieuvre avec un animal (hydre, araignée ou caméléon) ou avec des objets (parapluie ou bouts de tissu) forment des images familières.
Au contraire, dans la dernière phrase de l’extrait, le romancier veut nous faire imaginer l’inimaginable en écrivant : » Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ». Ces deux maladies entraînent la putréfaction des chairs : il est facile de se représenter des membres pourris par la gangrène ou le scorbut, mais impossible de se figurer un animal qui « a un aspect de scorbut et de gangrène » à la fois.
Par ce raccourci d’expression nous introduit dans le domaine de l’indicible et du fantastique. Contrairement aux classiques qui, pour évoquer l’innommable, recourent à l’euphémisme ou à l’abstraction (ainsi, pour éviter le mot « cadavre, Bossuet écrit : « un je ne sais quoi qui n’a plus de langue »), l’écrivain romantique, cherchant lezs images les plus horribles, les emprunte à la médecine pour évoquer l’horreur absolue : la mort à l’œuvre dans un corps encore vivant.

3. Le grossissement épique

La déformation de la réalité passe également par le grossissement épique.
D’abord le romancier décrit un poulpe de grandes dimensions.
De plus, l’hyperbole (« de toutes les bêtes la plus formidablement armée ») ou la simple exagération (« rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance »), la longue énumération de la première phrase et un goût pour les épithètes hyperboliques (« effroyable », « inexplicable ») , contribuent à transformer la pieuvre en un monstre.
Cet effet de grossissement est renforcé par de nombreuses allitérations en [c], [r]et en [v]: « cri », « cuirasse », « corne » ; « virus », « venin » ; « caméléon », « coloration ».
L’allitération souligne la précision et l’efficacité redoutable de la pieuvre dans la phrase : « l’hydre harponne l’homme » : ici la pieuvre vise sa proie, l’atteint et l’étreint de l’un de ses tentacules.

4. L’interpellation du lecteur

Enfin, Hugo dramatise la réalité, d’une part en interpellant le lecteur, de l’autre en recourant à l’abstraction.
Dans une œuvre de fiction comme le roman, le lecteur est habituellement un spectateur muet.
Mais comme V. Hugo veut le faire participer au drame qui va se jouer, il n’hésite pas à utiliser la deuxième personne : « Cela se jette sur vous ».
Par le jeu des phénomènes de projection et d’identification, le lecteur s’imagine alors face au monstre, ce qui le terrorise.
Tant que la description se réfère à la réalité, l’auteur se sert de l’article partition « pas de pince, pas de dard » ou de l’article indéfini « c’est un chiffon ».
Mais quand elle s’en éloigne, il utilise l’article défini, qui lui permet de s’abstraire du réel et de généraliser : « c’est la ventouse ». Il supprime l’article dans la phrase nominale, pour suggérer l’énormité : « Épanouissement effroyable ».
Enfin, dans la dernière phrase, la combinaison de l’article partitif et du substantif abstrait (« de la maladie ») permet de basculer dans le fantastique : la pieuvre n’est plus un animal, elle n’est pas non plus un monstre, mais devient la « monstruosité », car elle évoque deux maladie qui causent la déliquescence des chairs.

III. Du sentiment du mystère à la naissance de l’épouvante

Le romancier ne va pas opposer son héros à un vulgaire poulpe, mais à un véritable monstre, d’autant plus redoutable qu’il est mystérieux.

1. L’impression de mystère

Le mystère plane sur le texte dès le début. Hugo commence, en effet, par passer en revue, dans une longue phrase, les moyens dont la pieuvre ne dispose pas.
Dix-sept noms sont ainsi précédés de la négation « pas de » énumèrent les armes défensives (« dard ») ou offensives (« cuirasse ») dont la nature a pourvu d’autres espèces : « La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d‘ailerons tranchants, pas d‘ailerons onglés, pas d‘épines, pas d‘épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. »
Groupés, pour la plupart, deux par deux, s’appellent l’un l’autre par analogie (« queue prenante, ou contondante ») ou par proximité anatomique (« bec » et « dents »), par allitération (« épine » et « épée ») ou par synonymie (« virus », au sens étymologique de « poison », et « venin »).
Tous évoquent des animaux réels, terrestres ou marins, du poisson-torpille qui envoie des décharges électriques assez fortes pour tuer ses victimes à la vipère crachant son venin.
A la fin de cette énumération « négative », le lecteur se demande de quelle arme le créateur a bien pu doter la pieuvre. Une courte phrase suffit à affirmer que loin d’être démunie la pieuvre dispose d’une arme beaucoup plus redoutable : « C’est la ventouse ». Grâce à elle, la « pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. »

2. Le jeu des contrastes

L’impression de mystère naît aussi du jeu des contrastes.
L’auteur compare la pieuvre aussi bien à des animaux réels (dissemblables comme l’araignée ou le caméléon) qu’irréels comme l’hydre.
Elle se meut dans l’eau, mais elle participe également d’un autre élément, la terre, par sa couleur « terreuse ». Changeant de couleur, elle peut même devenir « violette ».
Elle utilise la force : « ses nœuds garrottent », mais cette expression qui connote l’énergie est précédée de « c’est mou ». Ces oppositions provoquent d’abord un effet de surprise. Ainsi, dans la courte phrase « Cela se jette sur vous », le sujet « cela » relègue le mollusque parmi les objets, le chosifie, alors que le verbe de mouvement « se jette » exprime la soudaineté de l’agression.
De même, le reste du paragraphe décrit seulement un déploiement, mais la dernière phrase introduit un élément nouveau : l’animal ne se contente pas de bouger, il passe à l’attaque, il devient dangereux.
Parmi ces oppositions Victor Hugo réserve une place de choix à l’antithèse, sa figure de style préférée. Il oppose ainsi l’eau et le feu dans « une bête faite de cendre (résidu d’un feu) qui habite l’eau » ou bien dans « il y a du flamboiement dans cet ondoiement », où l’antithèse est renforcée par la rime intérieure en « ent ».
La juxtaposition de notations aussi contrastées souligne la singularité du poulpe, mais cette étrangeté doit susciter la crainte chez le lecteur, car l’homme a peur de ce qu’il ne connaît pas.

3. La montée de la peur

La juxtaposition de notations aussi contrastées souligne la singularité du poulpe, mais cette étrangeté doit susciter la crainte chez le lecteur, car l’homme a peur de ce qu’il ne connaît pas.
Trois mots, l’adverbe « formidablement », qui garde ici son sens étymologique (« d’une façon redoutable »), et les deux adjectifs « effroyable » (paragraphe 3) et « épouvantable » (paragraphe 5) placent tout ce passage sous le signe de la peur. Ce sentiment est aussi développé par les effets de contraste et de crescendo.
La peur se traduit d’abord par la réticence à appeler la pieuvre par son nom. Si, au début du texte, Hugo utilise à trois reprises le mot « pieuvre », il le remplace, progressivement, par la suite, par d’autres noms ou pronoms.
Pour les noms, il fait appel à la métonymie avec « bête » ou « animal » (le général au lieu du particulier) ou bien la métaphore puisée dans la vie quotidienne (« chiffon », « loque »), soit dans la mythologie (« hydre »).
L’emploi récurrent du pronom démonstratif : « cela » (une fois) et « c’ » (cinq fois) est plus significatif.
Si l’on y ajoute les termes vagues tels que « chose », « une sorte de », on se rend compte que ces dénominations volontairement atténuées prennent une valeur d’euphémismes. L’homme hésite, en effet, à nommer ce dont il a peur : l’étrangeté, la force qui se déploie dans les ténèbres sous-marines, l’animalité.
Cette montée de la peur suit d’ailleurs un crescendo. D’abord Hugo dispose son texte en faisant alterner les petits paragraphes avec une ou deux phrases courtes qui forment un paragraphe à elles seules, mais qui prennent tout leur sens en fonction de ce qui précède. Ainsi la pieuvre apparaît successivement comme « la ventouse », une « hydre » qui « harponne l’homme », un animal qui « paralyse ». Mais chaque fois la précision apportée est inattendue et renchérit sur le caractère inquiétant de la bête.
L’écrivain finit par désigner la pieuvre comme une « ventouse ». La synecdoque(les ventouses sur les tentacules) est prise pour le tout (la pieuvre) et l’emploi de l’article défini suscitent l’épouvante.
Ici, c’est la pieuvre qui « harponne » l’homme alors que dans la réalité, c’est l’homme qui lance son harpon sur l’animal.
Pour cela Hugo remplace le sujet attendu « la pieuvre » par des métonymies : « Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse ». La proie a disparu et la pieuvre est réduite à sa force abstraite et monstrueuse.

Conclusion

Dans ce court fragment, Victor Hugo se montre à la fois observateur, dramaturge, visionnaire et penseur.
L’observateur, qui avait vu, de ses yeux, « une pieuvre poursuivre à la nage un baigneur », comme il l’écrit dans le même chapitre, a su peindre son aspect tantôt insignifiant, tantôt redoutable.
Le dramaturge a tiré parti du déploiement de la bête pour créer une tension, susciter l’angoisse.
Au-delà de l’inquiétante étrangeté d’un monstre mou, le visionnaire nous a fait entrevoir la monstruosité.
Mais Hugo est surtout un penseur, pour qui toute créature a sa raison d’être. Quelle est celle d’un animal qui tue en ligotant, en asphyxiant et en aspirant sa proie ?
Nos contemporains, qui ont lu Freud, diront sans doute qu’il représente simultanément la hantise et l’horreur de l’animalité enfouie en chaque homme.
Mais Victor Hugo est tourmenté par l’énigme du mal ; aussi affirme-t-il à la fin du chapitre : » il est certain que la pieuvre à une extrémité prouve Satan à l’autre ».

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