Hugo, Mors
Introduction
Le texte « Mors » que nous allons étudier est une pièce de 20 vers qui nous présente le triomphe absolu de la mort, par la description d’une atmosphère d’apocalypse que les deux derniers vers ne parviennent peut-être pas à dissiper. Le poème s’organise autour d’un double jeu de sensations. D’une part, la sensation visuelle, largement développée dans les dix premiers vers, introduite par le passé simple « je vis » ; d’autre part la sensation auditive développée à partir du verbe « crier ». Nous allons faire de ce poème une lecture linéaire qui s’efforcera de développer à partir de l’étude des procédés stylistiques et phonétiques ce double jeu de sensations.
Étude
Installé au dessus du poème avec des majuscules écrasantes et la tonalité d’éternité que lui donne l’utilisation du latin, le titre « Mors » préfigure l’ensemble du texte. Comme beaucoup d’autres poèmes de « Pauca Meae« , le jeu initial vient donner au texte sa tonalité lyrique. Toutefois, c’est là sa dernière manifestation.
La pensée du poète s’élargit pour prendre en compte l’humanité tout entière. La mort nous est présentée à travers l’allégorie traditionnelle de la « faucheuse ». Une mort qui est constamment présente comme le suggère l’imparfait, une mort que nous connaissons de plus comme l’indique le démonstratif « cette » ; mais une mort qui surprend toujours, comme elle surprit le poète lui-même par l’utilisation du passé simple : « je vis « .
Le royaume de la mort nous est précisé à travers la métaphore du « champ » qui, dans ses accents pascaliens, réduit le monde à un espace limité. C’est la même métaphore filée qui vient nous décrire l’activité incessante de la mort : « moissonnant et fauchant ». La répétition des participes présent souligne le travail répétitif, alors que le verbe « aller » nous montre qu’aucun obstacle ne peut freiner ce travail.
Non content de nous le décrire, Hugo nous le fait entendre. L’harmonie initiative des chuintantes et des sifflantes développée tout au long du poème évoque parfaitement le sifflement sinistre de la « faulx » (« faucheuse » et « champ », « moissonnant » et « fauchent », « triomphateurs » et « triomphaux », « échafaud » et « échafaud »). Dans une atmosphère d’apocalypse, la mort nous est présentée à partir d’un champ lexical de la peur et de la nuit (« noir », « squelette », « crépuscule », « ombre », « tremble ») en même temps que les gutterales (« crépuscule », « ombre », « dirait », « tremble », « recule ») qui nous font entendre le frisson de la peur.
Face au spectre qui se fond dans la nuit « laissant passer le crépuscule », la victime est incapable du moindre mouvement « suivait des yeux » alors que l’arme prend des allures particulièrement inquiétantes, parce qu’elle est presque invisible elle aussi « les lueurs de la faulx ». La mort travaille donc inlassablement, frappant d’égalité l’ensemble de ses victimes. L’alexandrin hugolien se gonfle de la puissance humaine évoquée par la redondance « triomphateurs », « triomphaux », « l’arc » connotant également le triomphe.
Toutefois, cette puissance humaine qui contient d’ailleurs en elle-même le bruit de l’arme qui doit l’abattre (« faulx ») est balayée par le rejet du verbe « tomber ». Par un jeu d’antithèses, le poète insiste sur le travail de la mort, l’opulence de « Babylone » s’oppose à l’austérité du « désert », le lieu des supplices (« échafaud ») s’oppose à la noblesse du « trône » (image égalisatrice qui est soutenue par le chiasme). L’antithèse est également affective (de la « rose » au « fumier »). Enfin, « l’or », symbole de richesse et de puissance s’oppose à la « cendre » qui connote la poussière et la mort.
Cependant, Hugo ne peut pousser jusqu’au bout ce jeu de l’antithèse : au cadavre de « l’enfant », il substitue sous forme d’espoir l’image aérienne et libre de « l’oiseau » ; travail qui engendre la souffrance et la révolte, une souffrance qui est symbolisée par l’hyperbolique peine des « mères » (« les yeux en ruisseaux »), révolte qui introduit la sensation auditive dominante dans la seconde partie : « criaient », révolte mise en valeur par l’impératif « rends-nous » où la main semble hésiter à se croiser ou à se lever, poing fermé vers le ciel. Travail de la mort qui va en effet jusqu’à l’absurdité insupportable. La cohabitation dans le même vers des verbes « mourir » et « naître » nous confronte en effet à la mort de l’enfant, plus incompréhensible encore.
Le poème se termine dans une nouvelle évocation de la peur et de l’horreur : l’horreur des « doigts osseux », des « noirs grabats », des « linceuls », des « peuples éperdus », de « la faulx sombre », du « troupeau frissonnant », montrent un champ lexical particulièrement développé. Derrière le vocabulaire, la musique des mots : le souffle glacé de la bise (« vent », « froid », « bruisser », « linceul », « semblaient », « sous », « faulx », « sombre », « frissonnant », « s’enfuit »), la peur (phonétique des gutturales : « sortaient », « noirs grabats », « froid », « bruissait », « nombre », « éperdus », « sombre », « troupeau », « frissonnant », « ombre »). La rime assourdie « nombre-sombre » reprise phonétiquement par le mot « ombre » contribue aussi, de par ses tonalités mineures, à la tristesse du tableau. Tableau qui se termine par l’effrayante synthèse ponctuée par les monosyllabes « tout », « sous », « ces », « pieds », « deuil », « et », « nuit » ainsi que par la gradation « deuil », « épouvante », « nuit ». La « nuit » traduit une fin brutale. La rime masculine, l’accent douloureux du « i » viennent interrompre la description.
C’est ici que pourrait se terminer le poème ; cependant, les deux derniers vers allument un espoir, qui est souligné par l’antithèse du vocabulaire et l’antithèse phonétique. Au champ lexical de la chaleur et de la nuit s’opposent le champ lexical de la chaleur et de la lumière (« baigné », « douces flammes », « souriant »). Au locatif « sous » s’oppose le locatif « derrière elle ». Aux sonorités étouffées (« sombre », « ombre ») s’oppose l’ouverture des voyelles (« derrière », « baigné », « flammes », « ange », « souriant », « portrait », « âmes »). Enfin, Hugo réutilise la métaphore filée : c’est la mort qui moissonne et c’est l’ange qui récolte.
Conclusion
De ce poème, c’est naturellement tout d’abord la vision effroyable que nous retiendrons, l’utilisation particulièrement efficace des procédés poétiques, linguistiques et auditifs. Toutefois, derrière le pessimisme de ce texte, que la brève conclusion de parvient pas à dissiper, il est important de souligner que Victor Hugo est bien au bout de son long combat personnel de la mort de Léopoldine; le « moi » s’efface pour laisser place à une préoccupation plus large, et Hugo redevient le mage et le chantre de l’humanité.