Louis-Ferdinand Céline

Céline, Voyage au bout de la nuit, c’est au troisième, devant ma fenêtre

Texte étudié

C’est au troisième, devant ma fenêtre que ça se passait, dans la maison de l’autre côté.
Je ne pouvais rien voir, mais j’entendais bien.
Il y a un bout à tout. Ce n’est pas toujours la mort, c’est souvent quelque chose d’autre et d’assez pire, surtout avec les enfants.
Ils demeuraient là ces locataires, juste à la hauteur de la cour où l’ombre commence à pâlir. Quand ils étaient seuls le père et la mère, les jours où ça arrivait, ils se disputaient d’abord longtemps et puis survenait un long silence. Ça se préparait. On en avait après la petite fille d’abord, on la faisait venir. Elle le savait. Elle pleurnichait tout de suite. Elle savait ce qui l’attendait. D’après sa voix, elle devait bien avoir dans les dix ans. J’ai fini par comprendre après bien des fois ce qu’ils lui faisaient tous les deux.
Ils l’attachaient d’abord, c’était long à l’attacher, comme pour une opération. Ça les excitait. « Petite charogne » qu’il tirait lui. « Ah ! la petite salope » qu’elle faisait la mère. « On va te dresser salope ! » qu’ils criaient ensemble et des choses et des choses qu’ils lui reprochaient en même temps, des choses qu’ils devaient imaginer. Ils devaient l’attacher après les montants du lit. Pendant ce temps-là, l’enfant se plaignotait comme une souris prise au piège. « T’auras beau faire petite vache, t’y couperas pas. Va ! T’y couperas pas ! » qu’elle reprenait la mère, puis avec toute une bordée d’insultes comme pour un cheval. Tout excitée. « Tais-toi maman, que répondait la petite doucement. Tais-toi maman ! Bats-moi maman ! Mais tais-toi maman ! » Elle n’y coupait pas et elle prenait quelque chose comme raclée. J’écoutais jusqu’au bout pour être bien certain que je ne me trompais pas, que c’était bien ça qui se passait. J’aurais pas pu manger mes haricots tant que ça se passait. Je ne pouvais pas fermer la fenêtre non plus. Je n’étais bon à rien. Je ne pouvais rien faire. Je restais à écouter seulement comme toujours, partout. Cependant, je crois qu’il me venait des forces à écouter ces choses-là, des forces d’aller plus loin, des drôles de forces et la prochaine fois, alors je pourrais descendre encore plus bas la prochaine fois, écouter d’autres plaintes que je n’avais pas encore entendues, ou que j’avais du mal à comprendre avant, parce qu’on dirait qu’il y en a encore toujours au bout des autres des plaintes encore qu’on n’a pas encore entendues ni comprises.
Quand ils l’avaient tellement battue qu’elle ne pouvait plus hurler, leur fille, elle criait encore un peu quand même à chaque fois qu’elle respirait, d’un petit coup.
J’entendais l’homme alors qui disait à ce moment-là : « Viens toi grande ! Vite ! Viens par là ! » Tout heureux.
C’était à la mère qu’il parlait comme ça, et puis la porte d’à côté claquait derrière eux. Un jour, c’est elle qui lui a dit, je l’ai entendu : « Ah ! je t’aime Julien, tellement, que je te boufferais ta merde, même si tu faisais des étrons grands comme ça… »
C’était ainsi qu’ils faisaient l’amour tous les deux que m’a expliqué leur concierge, dans la cuisine ça se passait contre l’évier. Autrement, ils y arrivaient pas.
C’est peu à peu, que j’ai appris toutes ces choses-là sur eux dans la rue. Quand je les rencontrais, tous les trois ensemble, il n’y avait rien à remarquer. Ils se promenaient comme une vraie famille. Lui, le père, je l’apercevais encore quand je passais devant l’étalage de son magasin, au coin du boulevard Poincaré, dans la maison de « Chaussures pour pieds sensibles » où il était premier vendeur.

Introduction

Louis-Ferdinand Céline, brigadier lors de la Première Guerre mondiale, est touché par balle au bras droit. Sa blessure, grave, le rendra invalide à 70%. En réaction, il décide de donner sa propre vision du conflit, grotesque et sordide, dans son « Voyage au bout de la nuit« , qui obtient le Prix Renaudot en 1932. Grâce à une écriture proche du langage parlé et de l’argot, Céline restitue l’émotion vécue et bouleverse la littérature. Médecin aux idées antisémites, il est largement condamné par la critique. Céline est exclu de la vie littéraire. Il est condamné en 1950 à l’indignité nationale avant d’être finalement amnistié. La controverse sur la place à accorder à son œuvre se poursuit toujours.

« Voyage au bout de la nuit » est le premier roman de Céline, publié en 1932. Ce livre manque de très peu le prix Goncourt, mais obtient tout de même le prix Renaudot. Il s’inspire principalement de l’expérience personnelle de Céline au travers de son personnage principal Ferdinand Bardamu : Louis-Ferdinand Destouches a participé à la Première Guerre mondiale en 1914. Celle-ci lui a révélé l’absurdité du monde et sa folie, allant même jusqu’à la qualifier « d’abattoir international en folie ». Il expose ainsi ce qui est pour lui la seule façon raisonnable de résister à une telle folie : la lâcheté. Il est hostile à toute forme d’héroïsme, celui-ci même qui va de pair avec la guerre. Pour lui, la guerre ne fait que présenter le monde sous la forme d’un gant, mais un gant que l’on aurait retourné, et donc on verrait l’intérieur. Ce qui amène à la trame fondamentale du livre : la pourriture et sa mise en évidence notamment dans ce passage avec l’horreur.

Problématique

De quelle manière cette scène participe à l’enquête de Bardamu jusqu’au bout de l’horreur ?

I. L’horreur du spectacle

A. Un univers organique et malsain

On est dans un univers morbide, pire que la mort « c’était pas la mort […] quelque chose d’assez pire ». Le corps en décomposition va de pair avec la composition morale. La mort est propre et ici tout est sale, il règne un entre-deux malsain et inquiétant. On est dans un univers maladif, dans une arrière cour plongée dans l’ombre qui ne voit jamais la lumière du jour. On n’est pas dans un cadre net, rien n’est défini, ça devient inquiétant. On est dans un cloaque, dans les bas-fonds de la société et de la morale. Par exemple, le narrateur ne se nourrit que d' »haricots », d’où la détresse et le désespoir. Les bas-fonds de la société se voient à travers la cour et leurs conditions de vie : « notre cour n’offrait que des hideurs […] jusqu’au fond » et les bas-fonds de la morale à travers la dénonciation de Céline. On baigne dans l’immondice et l’excrémentiel vu au travers des toilettes et des ordures. Pour augmenter le caractère écœurant un langage extrêmement familier est utilisé d’où le sadisme et la perversion des parents.

B. Le sadisme et la perversion des parents

Pour parler de leur propre fille les parents utilisent eux-mêmes un vocabulaire nauséabond. Ils se donnent plaisir à tout salir, tout dégrader : « charogne ». Leur fille est comparée au corps le plus dégradé. Ils jubilent à imaginer l’organique et s’y complaisent.

Ce couple est contaminé par leur milieu et tente de salir la pureté de leur fille. Céline cherche à choquer le lecteur et à l’interpeller dans un souci de bienséance, il ne veut rien édulcorer.

C. Le sadisme liée à la dissolution des valeurs

L’horreur est due au fait que tout se mélange, des choses qui ne devraient pas l’être : la sexualité et les enfants, la sexualité et les excréments, les excréments et la nourriture, et la nourriture et la sexualité : « contre l’évier, autrement ils n’y arrivaient pas ». La perversion se voit à travers l’imagination débordée. Il cherche à tout contaminer. Toutes les fonctions du corps y sont mentionnées, d’où le sadisme et l’écoeurement. Les valeurs sont dissociées. L’organique se prolifère. Les paroles des parents restent primitives et seul le désir n’a de cohérence dans leurs propos. Les paroles sont pires que les actions : « bas-moi maman ! mais tais-toi » d’où le caractère malsain. C’est le monde de l’horreur. Les valeurs sont complètement inversées. La scatologie inverse le texte. Céline dit « le grotesque est aux confins de la mort ». La vision atroce de la mort est celle de Céline. On a un carnavalesque grimaçant où l’organique est en folie et qui contamine tout sur son passage. Les parents sont en possession de leur fille et la « vident » symboliquement d’une violence physique et d’un viol moral. L’amour physique passe par la souffrance et le véritable amour est absent dans cette scène (« ah je t’aime tellement ») et pourtant les parents démystifient le sentimental grâce au burlesque. Le comble de Céline est de jouer sur les sentiments. Pour Céline « l’amour est l’infini à la portée des caniches ». La seule relation possible entre les hommes, c’est la possession et non pas l’amour.

II. Une scène de théâtre

A. La comédie des parents

Il y a toute une scène de préparation tout comme les préliminaires amoureux. On a toute une mise en scène qui va rythmer la scène que les parents se jouent. Le rituel est codifié : dispute, convocation de la fille, l’imparfait d’habitude montre que la scène est un rituel qui se répète donc. Chaque personnage est un comédien à part qui joue son rôle avec son texte propre. Céline imite le style des didascalies télégraphiques : « toute excitée ». Le narrateur est en pleine catharsis, il est dans le rôle du spectateur. Le spectateur ne mange pas au théâtre : « J’aurais pas pu manger des haricots ».

B. L’envers du décor

Cette scène représente les coulisses d’une autre scène où les parents vont jouer la comédie du bonheur. Les être humains seront toujours des acteurs et ce n’est pas forcément les plus théâtraux qui apparaissent comme les plus vrais. Le naturel n’est donc pas synonyme de vrai. La famille heureuse n’est qu’un décor kitsch, écœurant et caricatural. Le père sadique est caché sous la peau d’un bon père de famille, bien intégré dans la société. C’est un marchand de chaussures pour pieds sensibles. Il y a une vraie ironie acide entre la sensibilité inexistante du personnage et la seule qui persiste et qui se réfugie dans les pieds.

III. Le narrateur comme témoin

A. La nausée (pitié et mépris)

La pitié se voit avec l’adverbe « doucement » qui contraste avec le vocabulaire à tendance péjorative. Puis les redondances du mot « Maman » signifient la tendresse et l’affection naïve de la petite. Céline a tout de même foi en l’univers des enfants face au sordide de l’univers des parents. La violence verbale est pire, pour la petite, que la violence physique. On sent la résignation de la petite fille. On a une comparaison attendrissante qui insiste sur la faiblesse de la petite : « comme une souris prise au piège ».

On a des euphémismes (atténuations) qui soulignent la faiblesse de la petite : « pleurnichait » au lieu de pleurer, « plaignotait » au lieu de se plaindre… qui est à bout de souffle. Elle n’a plus la force de pleurer, donc elle pleurniche. Des termes affectueux : « la petite », « doucement ». On sent toute la pitié du narrateur pour la fille.

Le mépris se voit d’abord à travers l’expression « ce qu’elle faisait » car on n’a plus un verbe de paroles pour leurs dires. Les phrases très courtes, laconiques, lapidaires montrent un mépris rageur. Comme si le narrateur ne prenait même pas la peine de formuler des phrases correctes. Les parents vomissent leurs paroles aux enfants et le narrateur vomit son mépris aux parents. De la moquerie pour le mépris : « autrement, ils n’y arriveraient pas » ; leur impuissance sexuelle est dite de façon moqueuse. Le narrateur utilise un vocabulaire relâché pour montrer son mépris. Le narrateur est également ironique : « c’était long à attacher » car il prend en compte les détails qui font la scène.

B. La fatigue existentielle (lassitude)

Le narrateur est complètement découragé, anéanti face à la scène qu’il voit. On peut parler d’une fatigue existentielle. Pour lui, toute tentative d’action serait marquée par la vanité (en vain). Il est blasé, conscient de sa propre nullité. Le narrateur est persuadé de l’inefficacité de toute intervention, c’est donc le dernier degré du pessimisme ; c’est un nihiliste redondant. On n’a pas l’espoir de l’amélioration de la société comme chez Zola. La résignation se voit au choix de l’imparfait d’habitude, il connaît le programme par cœur d’où une certaine familiarité avec l’horreur (haricots + violence). On a quand même une forme de culpabilité : « je suis bon à rien » et répète deux fois l’idée de l’inutilité ; cela gêne. On a des phrases très simples par pudeur.

Il insiste sur le statisme, l’inutilité, l’embarras : « Je restais à écouter ». Le seul rôle qu’il a est un rôle d’enquête sur la vérité à base de cris du cœur : « jusqu’au bout » de l’horreur.

Le lecteur est plongé au coeur d’une traversée infinie et pénible d’un voyage au bout de la nuit : « cependant », ce terme apparaît comme un hoquet, une dislocation. Le narrateur est brisé et n’a plus de courage d’où une certaine fatigue existentielle.

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