Charles Baudelaire

Baudelaire, Petits poème en prose, Le Fou et la Vénus

Poème étudié

Quelle admirable journée ! Le vaste parc se pâme sous l’œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l’Amour.

L’extase universelle des choses ne s’exprime par aucun bruit ; les eaux elles-mêmes sont comme endormies. Bien différentes des fêtes humaines, c’est ici une orgie silencieuse.

On dirait qu’une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets ; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l’azur du ciel par l’énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l’astre, comme des fumées.

Cependant, dans cette jouissance universelle, j’ai aperçu un être affligé.

Aux pieds d’une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l’Ennui les obsède, affublé d’un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sornettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l’immortelle déesse.

Et ses yeux disent : « Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l’immortelle beauté ! Ah ! déesse ! Ayez pitié de ma tristesse et de mon délire. »

Mais l’implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.

Baudelaire, Petits poèmes en prose

Introduction

Le poème « Le Fou et la Vénus » comporte sept strophes réparties autour d’un lien logique central : « Cependant », qui souligne l’opposition entre la magnificence de la nature et le désespoir et la solitude du bouffon ; mais aussi entre la vision d’ensemble et détaillée centrée sur deux personnages : le bouffon et la Vénus.

Enjeu du poème : La description de la nature montre qu’il s’agit d’un monde idéal. Mais l’apparition du fou montre la situation du poète face au monde et fait apparaître que l’idéal est menacé par le spleen.

I. Une nature parfaite

Premier paragraphe : Le poème s’ouvre sur une exclamation avec un adjectif hyperbolique et laudatif, d’une tonalité emphatique. L’assonance en [a] exprime l’euphorie. L’insistance sur le terme « Amour » sert de référence dans la comparaison de la seconde ligne. Le soleil est personnifié par l’expression « l’œil brûlant ». La jeunesse exprimée connote l’énergie et la vitalité. Le soleil est donc dispensateur de lumière et de chaleur, c’est un astre divin. On peut considérer qu’il préside ici l’orgie. La déesse de la beauté est cruelle, intraitable. Le fou sera soumis à la Vénus comme la jeunesse l’est à l’Amour.

Second paragraphe : Dans ce paragraphe est présent le champ lexical de l’extase, du plaisir sensuel : « excité », « désir », « parfum », « jouissance », « orgie », « extase », « pâme » qui est dominé par une sensualité du soleil, de l’ivresse des sens. Remarquons l’utilisation constante des pluriels : « les eaux », « les objets », « les parfums », « les couleurs ». L’emploi des articles définis pluriels montre que les éléments nombreux sont perçus dans leur totalité. Le champ lexical de la sérénité est aussi présent : « aucun bruit », « endormies », « silencieuse ». Il y a donc un mépris pour le bruit (« endormies » est une personnification). Les « fêtes humaines » sont dévalorisées. Le terme « Orgie silencieuse » est un oxymore.

Troisième paragraphe : Il s’ouvre sur le conditionnel et exprime donc une hypothèse. Il évoque une totalité, ce n’est donc pas un monde réel, mais plutôt idéal, avec une idéalisation de la nature par les pluriels, les correspondances sensorielles, les sensations visuelles, tactiles, affectives, auditives, et gustatives.
On note une correspondance entre les parfums et les regards. Les couleurs, elles, sont dotées d’énergie. Il y a donc une confusion sensorielle : les synesthésies. La fusion des perceptions permet aux poètes d’accéder à un monde idéal.
La lumière a un rôle de créatrice. Thème de l’ascension de la lumière progressivement : « toujours croissante », « de plus en plus ». Elle est infinie. Le monde est alors infini, donc idéal.
Il y a un désir de dépassement par l’utilisation du verbe « rivaliser ». On remarque d’ailleurs la présence du lexique de l’élévation. Les fleurs appartiennent à la Terre mais rivaliseront avec le ciel, c’est-à-dire avec le monde divin. L’emploi constant du pluriel exprime encore ici la généralité. Ce n’est pas la nature mais une idéalisation forte de correspondance. C’est donc un idéal esthétique.
« Le parfum devient visible » : Les sens objectif et visuel sont en synesthésies. Les parfums montent vers l’astre solaire comme une offrande. L’image sous-jacente est celle de l’encens. Le poète aperçoit et déchiffre les synesthésies grâce à sa sensibilité.

La félicité est exprimée dans les trois premières strophes, et est résumée par l’expression « jouissance universelle ». Le terme « universelle » est d’ailleurs repris ensuite.

II. L’apparition du Fou

L’adverbe « Cependant » est le pivot du texte, car il introduit la seconde partie. On passe alors d’une vision d’ensemble à une vision détaillée de deux personnages allégoriques : le Fou et la Vénus. On remarque une double antithèse : jouissance et affligé, totalité et un.
L’emploi de la première personne du singulier exprime la présence du poète, attentif et curieux devant l’anormal état du fou.

Cinquième paragraphe : La Vénus est présentée comme quelqu’un d’imposant. L’adjectif « Colossale » suggère l’infériorité de l’être face à la statue, qui est « à ses pieds », et « tout ramassé ».
Le « Fou artificiel » a pour fonction de faire rire. Le personnage appartient au monde de la fête. Le terme « Bouffon volontaire » rappelle d’ailleurs son rôle.
L’expression « Le Remords ou l’Ennui » personnifie les deux termes qui sont allégoriques. Ils sont très importants chez Baudelaire car ils rappellent le Spleen, donc une tonalité tragique. « Affublé » est un mot péjoratif. Le costume du fou est ensuite décrit, et sa représentation se retrouve dans toutes les iconographies communes, comme celles des cartes à jouer. La Fou a une attitude de suppliant. La solitude paradoxale s’exprime à travers sa position et ses paroles supposées, que le poète interprète directement dans ses yeux.

Sixième paragraphe : Le sixième paragraphe est un discours au style direct rempli de termes dépréciatifs, ainsi que d’un vocabulaire faisant accentuer sa supériorité. Ainsi, « Le dernier et le plus solitaire » est un superlatif, « Inférieur » est péjoratif, « Au plus imparfait des animaux » est une surenchère négative, qui fait écho avec la rivalité des fleurs : on note une volonté d’abaissement.
L’emploi de « Cependant » marque une opposition entre son apparence grotesque et sa sensibilité. Il cherche à atteindre la beauté idéale qu’il pressent, mais il n’y arrive pas.
Le bouffon est une représentation du poète à la recherche du beau, de l’idéal, mais il est conscient qu’il est incapable de créer.

Dernier paragraphe : Insensible à la prière, la Vénus ne se laisse pas fléchir. La beauté est donc située hors du domaine des mortels. Les yeux de marbre montrent la supériorité de la déesse.

Conclusion

Tous les éléments peuvent être représentés comme symboles. Le fou est l’objet de la dérision et l’on remarque la solitude de l’artiste. Le poète est présent de deux manières : par son jeu observateur et son identification au fou. C’est pourquoi il arrive à déchiffrer le message de ce dernier.

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