Voltaire

Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne

Texte étudié

O malheureux mortels! ô terre déplorable!
O de tous les mortels assemblage effroyable!
D’inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés qui criez: « Tout est bien »
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours!
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous: « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix »?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes:
« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes »?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants?
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices?
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages:
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes
Partout environnés des cruautés du sort,
Des fureurs des méchants, des pièges de la mort
De tous les éléments éprouvant les atteintes,
Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes.
C’est l’orgueil, dites-vous, l’orgueil séditieux,
Qui prétend qu’étant mal, nous pouvions être mieux.
Allez interroger les rivages du Tage;
Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage;
Demandez aux mourants, dans ce séjour d’effroi
Si c’est l’orgueil qui crie « O ciel, secourez-moi!
O ciel, ayez pitié de l’humaine misère! »

Introduction

Le premier novembre 1755, le tremblement de terre de Lisbonne avec ses trente mille morts provoque un choc considérable sur la sensibilité philosophique du XVIIIème siècle et Voltaire, en particulier, restera obsédé par cette catastrophe. A ce moment là, Voltaire s’éloigne définitivement des théories optimistes et ne supporte plus que l’on cherche à nier le mal. L’optimisme leibnizien lui avait toujours paru contestable, désormais, il lui paraît impie.

Voltaire apprit la triste nouvelle trois semaines plus tard et quelques jours après, écrivit le Poème sur le désastre de Lisbonne qui fut achevé le 16 décembre.
C’est une réaction émotionnelle qui est à l’origine de sa composition. Voltaire partage l’horreur et la compassion de l’Europe tout entière mais sa sensibilité extrême le porte à vivre les épreuves endurées par les malheureux habitants de la ville détruite. Cependant, c’est aussi un poème qui montre la position philosophique de Voltaire, qui a donné pour sous-titre à son poème :  » Examen de cet axiome : Tout est bien « .

Axes

Nous allons voir comment Voltaire tout en évoquant la terrible catastrophe réfute les thèses des philosophes optimistes.

I. Apostrophe à l’humanité et aux philosophes devant tant de douleurs (vers 1 à 12)

Vers 1 et 2 : Triple alliance avec parallélisme des deux hémistiches, le terme  » mortels  » est à prendre au sens propre ( » qui peuvent mourir d’un instant à l’autre « ). Cela signifie que l’humanité n’est rien puisqu’elle est mortelle.

Vers 3 : L’humanité cause et est victime des malheurs :  » entretien « . Ce vers prépare le développement ultérieur sur les interprétations du tremblement de terre.

Vers 4 et 5 : Apostrophe aux philosophes optimistes du  » Tout est bien  » (citation tronquée) et appel à leur bonne foi :  » ruine  » : diérèse.

Vers 6 à 12 : Évocation de l’horreur :

L’accumulation des adjectifs démonstratifs ( » ces « , vers 6, 7 et 8) évitent d’entrer dans le détail et le lecteur, comme Voltaire, doit imaginer les scènes affreuses.

Le vocabulaire des énumérations reste aussi assez général :  » ruines « ,  » débris « ,  » lambeaux « ,  » cendres « ,  » marbres rompus « ,  » membres dispersés « .

La mention des  » femmes  » et des  » enfants  » insiste sur le pathétique.

Au vers 8, opposition entre la solidité du marbre et la fragilité de l’homme, mais les deux sont détruits et cette totale disparition est accentuée par la symétrie du vers, l’assonance et l’allitération.

Vers 9 à 12 : L’accumulation de participes passés et verbaux ( » infortuné « ,  » sanglants déchirés « ,  » palpitants « ,  » enterrés « ) ont un effet d’amplification de l’horreur.

L’enjambement du vers 11 à 12 met en évidence la torture de ces hommes ( » l’horreur des tourments « ).

 » enterrés sous leur toit  » (vers 11) reprend une phobie de Voltaire : La peur de l’écrasement, de l’étouffement.

II. Une réfutation des arguments adverses (vers 13 à la fin)

A. Il est impossible de croire que c’est une conséquence des lois divines (vers 13 à 16)

Les philosophes optimistes déjà interpellés au vers 4 sont invités à prendre conscience de la réalité, c’est à dire du Mal.

Le tableau décrit ( » spectacle effrayant « ,  » cendres fumantes « ) rend révoltante la justification fournie par les philosophes optimistes.

La question posée (comme les suivantes) n’appelle qu’une réponse négative : les philosophes sont mis en contradiction avec eux-mêmes :  » Si Dieu est libre et bon  » (vers 16), il ne peut pas avoir voulu ce drame.

B. Il est impossible de croire que c’est une punition céleste (vers 17 à 23)

Reprise de  » direz-vous  » (anaphore) et nouvelles questions qui n’appellent elles aussi que des réponses négatives.

Mise en évidence d’une double contradiction :

Si Dieu a voulu punir les hommes, comment expliquer que d’autres villes comme  » Paris  » ou  » Londres  » aient été épargnées ? (vers 22).

S’il est arrivé à Dieu dans la Bible de suspendre sa vengeance en considération de la vertu d’un  » seul juste « , pourquoi a t-il frappé des enfants qui n’avaient commis ni  » crime  » ni  » faute  » puisqu’ils n’avaient pas l’âge de raison.

Ainsi, rien ne justifie ce qu’il s’est passé.

C. Appel à la sensibilité des philosophes (vers 24 à 30)

Ironie de voltaire sur le prétendu stoïcisme de ceux que le malheur n’a pas encore touchés (cf. Le Philosophe scythe).

L’expression  » intrépides esprits  » est tout à fait ironique.

Mise en demeure directe :  » Croyez-moi  » (vers 29) renforcée par les termes  » plainte  » et  » cris  » (vers 30).

Nouvelle façon de mettre les philosophes en contradiction avec eux-mêmes : il faut que le malheur les frappe pour qu’ils deviennent humains.

D. La faute d’orgueil ne peut justifier un tel malheur (vers 31 à la fin)

Vers 31 à 32 : Énumération de tous les maux qui guettent les hommes : méchanceté humaine, fanatisme,  » piège de la mort « . C’est une prise de conscience tragique et Voltaire ici rejoint Pascal : misère de l’homme qui souffre toute la vie.

Vers 34 : Il s’adresse encore aux philosophes : tous les hommes sont unis dans un même malheur.

Vers 35 et 36 : Pour les philosophes, l’homme est incapable de se satisfaire de ce qu’il a :  » séditieux  » : diérèse.

Vers 38 à 41 : Succession d’impératifs d’exportation. Voltaire réfute les arguments par le spectacle du désespoir qui ne trouve comme consolation que la supplication à Dieu.

Conclusion

Voltaire s’exprime sur un ton indigné et cherche à provoquer l’indignation du lecteur devant les raisonnements absurdes des philosophes optimistes et leur mauvaise foi. Il est convaincant malgré l’emploi de certaines conventions et de certains procédés de la poésie lyrique néo-classique, à savoir l’abus d’adjectifs pathétiques, d’apostrophes et d’hyperboles.
Dans la suite du texte, Voltaire, malgré son rejet de l’optimisme leibnizien tel qu’il avait été vulgarisé et déformé par Wolff et Pope, n’aboutit cependant pas au désespoir absolu. Il a besoin d’un ordre du monde cohérent et intelligible, et c’est pourquoi il débouche sur un futur ambigu :  » un jour tout sera bien « . On ne sait s’il s’agit ici de la promesse de la vie éternelle après la mort ou d’une progression de l’humanité.

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