Denis Diderot

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Pleurez, Malheureux Tahitiens !

Texte étudié

« Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O Tahitiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent. »

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ?… Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi.

« Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. »

I. Le blâme, les méfaits de la civilisation

A. Cruauté, destruction, violence

Diderot veut montrer par l’intermédiaire du vieillard que les colonisateurs ont des instincts de destruction. Dès le début de ce texte, le vieillard qualifie ces hommes de « méchants », à la ligne 8. Cette description négative des colonisateurs est aussi renforcée par l’emploi du nom péjoratif « brigands » à la ligne 15 pour les désigner ? ils sont sans foi ni loi. Il va aussi prévenir les Tahitiens de la cruauté à venir des Européens. Pour cela, il fait une énumération avec gradation de verbes à l’infinitif : « enchaîner », « égorger », « assujettir » à la ligne 10. Il qualifie cela de « calamité » à la ligne 12. Cette idée est aussi complétée par l’expression « funeste avenir » à la ligne 13. Le vieillard va aussi parler des armes des colonisateurs : à la ligne 25, il utilise une métaphore pour désigner le poignard, « lame de métal ». Il parle aussi du mauvais caractère des colonisateurs. Il dit que dans les bras des femmes Tahitiennes ils sont devenus « féroces » à la ligne 21. Ils possèdent aussi des instincts de tueurs comme nous le montre à la ligne 21 « vous vous êtes égorgés », « teintes de votre sang » ? donne une image, la visualisation, la couleur. « corrompus et vils » montrent la cause des tueries. A la ligne 20 on trouve « fureur inconnue » qui montre le côté déroutant, surprenant, ils n’ont rien pour se défendre. « funeste avenir » montre qu’on aboutit à la mort. Il y a une répétition de parallélismes dans « tu t’es récrié, tu t’es vengé ». On trouve le verbe à connotation péjorative « se haïr » à la ligne 21, ainsi que « pillé ton vaisseau » et « exposé aux flèches » aux lignes 34 et 35.

B. Immoralité, injustice

Le vieillard va aussi mettre en évidence le fait que les Européens font preuve d’immoralité et d’injustice. Pour ce vieillard, les colonisateurs ne sont pas venus sans une idée bien précise derrière la tête. Il les qualifie péjorativement d’hommes « ambitieux » à la ligne 8. A la ligne 11, il dit aussi que ces hommes ont des « vices ». A la ligne 11, le vieillard prévient les Tahitiens de leur futur : « vous servirez ». Ainsi, il leur prévoit un futur statut d’esclave. Ce verbe est complété par les adjectifs péjoratifs « corrompus » et « vils » qui montrent les défauts des Européens. Le vieillard utilise d’ailleurs directement l’expression « notre futur esclavage » à la ligne 23. Il est certain de l’avenir de son peuple. Il y a une antithèse entre « esclavage » et « libre », ce qui insiste sur le côté immoral. Aux lignes 25 et 26, on voit que lorsque les Européens y ont mis un pied, ils disent « C’est à nous ». A la ligne 27, il renvoie l’argument. Il y a une contradiction entre « tu souffrirais » et « tu veux nous asservir », et le point d’exclamation montre une certaine aberration à la ligne 31. A la ligne 38, ils se sentent avilis, rabaissés comme nous le montre « Sommes-nous dignes de mépris, parce que ». L’expression « Ce que tu appelles notre ignorance » souligne au contraire le fait qu’ils ne sont pas ignorants. Aux lignes 29-30, il y a « le vol de toute une contrée » qui amplifie une certaine disproportion, injustice, toute la population va payer. « heureux » à la ligne 21 s’oppose à « se haïr » et souligne une injustice.

C. Vanité, le caractère factice

Ce texte permet aussi de dénoncer la vanité et le caractère factice des colonisateurs. Il va tout d’abord aux lignes 10-11 dire que les Européens ont des « extravagances ». Ainsi, ils ne se contentent pas de la normalité. Il montre aussi que les idées des colonisateurs ne sont pas à soutenir grâce à la métaphore « inutiles lumières » à la ligne 37. Il ajoute à la ligne 47 que les Européens se créent des besoins utiles avec l’expression « besoins factices ». A la ligne 39 on trouve « besoins superflus » = illusoires, « biens imaginaires », « méprisables bagatelles » et ligne 47 on trouve « chimériques ». Tout cela s’oppose à des besoins essentiels, ce ne sont que des choses vaines, sans fondements.

II. L’éloge de la vie naturelle

A. Innocence et bonheur

Le vieillard va aussi parler de l’innocence de son peuple et du bonheur dans lequel ils vivent. Cette idée est très clairement exposée quand il dit à la ligne 16 « nous sommes innocents, nous sommes heureux » ? cause à effet non exprimée = parataxe, comme nous sommes innocents, nous sommes heureux. A la ligne suivante, on trouve d’ailleurs l’expression « notre bonheur ». A la ligne 44, l’interrogation rhétorique montre bien que les Tahitiens ont besoin de se procurer du bonheur : « Quand jouirons-nous ? ». Nous voyons aussi dans ce texte que les Européens les voient trop innocents grâce à l’expression à la ligne 37 « ce que tu appelles notre ignorance » ? en fait, ici « ignorance » est liée à l’innocence, c’est quelque chose de pur, proche de la nature, ils n’ont pas le côté civilisé mais cela ne les empêche pas d’être heureux. Dans la phrase « Nous suivons le pur instinct de la nature » de la ligne 17, on trouve « pur » qui a un sens fort, la cause de leur bonheur, c’est la pureté. « Ici, tout est à tous » à la ligne 8, insiste sur le fait que tout est commun à tout le monde.

B. Liberté et tolérance

Dans ce texte, le vieillard met aussi en évidence deux autres aspects de la société Tahitienne : la liberté qui y règne et le respect de la tolérance. Cette idée est très explicitement exprimée à la ligne 22 par la phrase « Nous sommes libres ». Le vieillard montre aussi la tolérance présente dans la société Tahitienne grâce à l’expression aux lignes 35-36 « nous avons respecté notre image en toi » ? ils les considèrent comme égaux, on a ici l’idée d’un miroir. Aux lignes 31-32, l’interrogation rhétorique « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? » montre bien que la liberté est une des valeurs chères aux Tahitiens et qu’ils ne veulent pas se la voir retirer. Aux lignes 34 et 35, par le biais des questions rhétoriques, on voit la tolérance des colonisés. A la ligne 32 on trouve « Le Tahitien est ton frère ». Et à la ligne 14, « qu’ils s’éloignent, qu’ils vivent » qu’ils ne seront pas emprisonnés, ils n’ont pas de rancune.

C. Une vie simple

Enfin, le discours du vieillard nous montre la simplicité de la vie que menaient les Tahitiens. A la ligne 36, il parle des mœurs des Tahitiens. Il montre qu’elles sont meilleures que celles des Européens grâce à la répétition, au parallélisme et à la comparaison : « plus sages et plus honnêtes que les tiennes ». Il montre aussi à la ligne 39 que son peuple vit dans la simplicité : « nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ». A la ligne 17, il nous montre aussi que leur vie suit simplement la nature : « nous suivons le pur instinct de la nature ». Aux lignes 39 et 40, il y a une répétition et un parallélisme : « nous avons de quoi manger », « vêtir ». Aux lignes 44-45, avec « la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible » l’idée de repos est évoquée deux fois. A la ligne 40, le mot « cabanes » évoque un lieu sommaire, mais ça leur suffit pour être heureux.

III. L’art de persuader

A. Changement d’interlocuteur

Dans ce texte, on voit que le vieillard change souvent d’interlocuteur. Quand il s’adresse aux Tahitiens, c’est dans le but de leur montrer les méfaits de la venue des Européens. Et quand il s’adresse aux Européens, c’est pour leur dire qu’ils n’ont pas le droit de se sentir supérieurs et pour leur montrer la vie simple et naturelle qu’il mène d’ordinaire. De la ligne 7 à 14, il met en garde les Tahitiens contre les Européens et leur avenir certain d’esclave. L’interpellation à la ligne 7 « Pleurez, malheureux Tahitiens ! » nous le montre bien. De la ligne 15 à la fin, il s’adresse à Bougainville et par son intermédiaire, à tous les Européens. La formule « Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : » nous le montre bien. Il leur montre tout le mal qu’ils ont apporté et leur dit qu’ils ne peuvent pas se sentir supérieurs aux autres.

Dans la première partie, il y a un jeu d’oppositions entre « vous » et « eux ». A la ligne 7 : « un jour, vous les connaîtrez mieux », ligne 12 : « aussi malheureusement qu’eux », ligne 11 : « vous servirez sous eux ».

Dans la deuxième partie, le pronom « nous » = le vieillard et les Tahitiens, et le pronom « tu » = « le chef des Brigands ». Aux lignes 16 et 17, il y a « nous sommes innocents (…) en opposition aux lignes 19 à 24 : « tu ne peux que nuire à… ».

Toutes ces oppositions montrent le passage d’un groupe à un autre, d’un mode de vie à un autre. Cela accentue les différences.

B. Symétries

Dans ce texte, on trouve aussi un certain nombre de symétries. Les parallélismes sont très nombreux : la répétition de l’expression temporelle « un jour » à la ligne 8, la répétition de « vous » à la ligne 10, la répétition de « aussi » à la ligne 11. Il y a aussi la répétition du « ô » d’interpellation à la ligne 13 et de « qu’ils » à la ligne 14. « Ce pays » est répété 3 fois aux lignes 25 et 27. Aux lignes 20-21, on trouve « Elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs » : c’est une répétition et un parallélisme. Aux lignes 22 et 23, il y a « libres » et « esclavage » : c’est une antithèse. Et enfin, aux lignes 28 et 30, on trouve « méprisables bagatelles » et « vol de toute une contrée » : c’est également une antithèse. Tout ceci permet d’accentuer les aberrations de la colonisation.

C. Les questions rhétoriques

Elles sont très présentes dans ce texte : il y en a 15. Elles n’attendent pas de réponse, elles servent à mettre en valeur des évidences. C’est donc un véritable outil de persuasion. Elles se trouvent aux lignes 25, 26, 28, 32, 34, 35, 39, 40 et 41. Elles animent le discours, montrent l’assurance du vieillard et attirent l’attention sur la dénonciation. Par exemple, aux lignes 23-24, le vieillard dit en s’adressant aux colonisateurs : « qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? ». Il n’attend pas de réponse, c’est pour cela qu’il ne leur laisse pas le temps de répondre. C’est un procédé pour mettre en évidence que personne ne peut avoir la prétention de se sentir supérieur aux autres et de rendre quelqu’un esclave. Il en est de même à la ligne 34 quand il dit « avons-nous pillé ton vaisseau ? ». Cela permet de mettre en évidence que l’on n’a pas le droit de dépouiller les gens. Cela paraît logique. Ainsi, le vieillard va utiliser toutes ces questions rhétoriques pour persuader les Tahitiens que les colonisateurs sont de mauvaises personnes et que leurs actions sont leur sont défavorables.

D. Les hypothèses inversées

Il y a en une par exemple à la ligne 26 « Si un Tahitien… » : cela permet de souligner le côté inacceptable du comportement des colonisateurs.

Du même auteur Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Chapitre II, Les Adieux du vieillard Diderot, La Religieuse, Résumé Diderot, Le Neveu de Rameau, De l'Or Diderot, Paradoxe sur le comédien, Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon Diderot, Encyclopédie, Autorité Politique Diderot, Le Neveu de Rameau, Débat sur la façon de s'enrichir Diderot et d'Alembert, Encyclopédie, Articles réfugiés Diderot, Le Neveu de Rameau, La pantomime des gueux Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Résumé Diderot, Le Neveu de Rameau, Mais quel âge a votre enfant ?

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