Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Philosophe Scythe

Fable étudiée

Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et, comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d’un Jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
Ébranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
– J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant,
Le reste en profite d’autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

La Fontaine, Fables

Introduction

L’admiration pour l’Antiquité explique que La Fontaine trouve une part de son inspiration dans des textes appartenant à des fabulistes antiques, eux-mêmes imprégnés des différents courants philosophiques. Il n’est donc pas étonnant qu’une réflexion portant sur le bonheur fasse référence aux stoïciens et aux épicuriens. Dans le  » Le Philosophe Scythe « , l’auteur des fables met en scène la rencontre de deux personnages opposés en un court récit très animé et terminé, comme de coutume, par une moralité. Située dans une Antiquité imprécise, la scène explicite deux conceptions du bonheur et délivre une morale qui permet au lecteur de faire et de justifier son propre choix, guidé par le fabuliste. En prenant la parole en son propre nom, l’auteur expose ainsi ce qui lui semble donner un sens à la vie.

I. Le récit d’une rencontre

La fable est conçue comme le récit d’une rencontre entre deux personnages opposés, non seulement par leurs origines, mais aussi par leur comportement.

A. Deux personnages opposés

Ils sont présentés très tôt dans le texte. Le premier ouvre le texte et figure au début du vers 1,  » Un Philosophe  » ; le second, au début du vers 4 :  » un sage « , avec une mise en valeur par l’enjambement. Ni l’un ni l’autre n’est identifié, mais ils sont l’un et l’autre caractérisés par des adjectifs et situés géographiquement. Le premier personnage est signalé originaire de Scythie, région considérée comme rude et sauvage dans l’Antiquité : l’expression  » triste demeure  » (vers 21) confirme et explicite la notion d’austérité. L’autre vit en Grèce. L’opposition traditionnelle des lieux (pays barbare / pays civilisé) se retrouve dans l’opposition des caractéristiques des personnages : à l’adjectif  » austère  » (vers 1) répondent les images du  » jardin fleuri « , qui connotent un bonheur simple ainsi que les termes  » satisfait  » et  » tranquille  » (vers 6). Les deux personnages sont ainsi présentés d’emblée dans un système d’opposition que souligne d’ailleurs l’énoncé des objectifs du  » philosophe  » : mener une vie plus agréable. L’opposition de nature et d’origine entre les deux personnages est remplacée par la mise en scène de leurs comportements.

B. Des comportements opposés

L’opposition des comportements se révèle particulièrement bien dans la mesure où le premier applique les commentaires du second. Le lecteur perçoit également les différences à travers les activités du sage. Celui-ci est présenté en train de jardiner : les termes  » jardin « ,  » beautés « ,  » arbres à fruit  » suggèrent un contexte édénique, heureux, serein. La succession des verbes  » retranchait « ,  » émondait « ,  » ôtait  » suggère une diversité plaisante, des choix soulignés par  » ceci, cela « , des hésitations, une activité réfléchie et tranquille.
En revanche, tout ce qui se rattache au  » philosophe « , tout ce qui le concerne et permet de le voir en action, est antithétique. Les termes qu’utilise le philosophe pour définir et caractériser, dans son intervention, les gestes du sage :  » ruine  » (vers 14),  » dommage  » (vers 16) sont des termes de connotation violente associés à l’idée de destruction et de saccage. Les périphrases qui désignent la mort :  » faux du Temps  » (vers 17), et l’enfer :  » noir rivage  » (vers 18) ont elles-mêmes des sombres connotations. Et le comportement du philosophe est caractérisé par une violence destructrice qui s’oppose au discernement du sage. La tonalité hyperbolique de certaines expressions comme  » à toute heure  » (vers 22),  » universel abatis  » (vers 24) et l’anaphore de tout (vers 29), la succession de négations des vers 27 et 28 soulignent l’ampleur systématique des dégâts. Les verbes  » couper « ,  » taille « ,  » tronque « , qui reprennent ceux qui avaient été utilisés pour le sage ont des connotations plus violentes, des sonorités plus dures, et figurent dans un contexte qui accentue leur valeur expressive.
Le passage souligne l’absence de discernement, de réflexion, l’application systématique et dogmatique des conseils du sage. Le jeu des oppositions est enfin mis en relief par la structure même du récit et les modalités de la fable.

C. Un récit court vivant

Le récit est construit comme une petite comédie de rencontre, qui suit une évolution temporelle et spatiale précise à l’intérieur d’un contexte qui, lui, n’est pas précisé. On remarque en effet  » l’entrée en scène  » successive de deux personnages : l’un vient chez l’autre, et en quatre vers, se trouvent précisés les lieux (départ et arrivée) et les circonstances (la recherche d’une vie plus agréable). La présentation du sage, à l’imparfait, constitue un arrêt provisoire dans le récit, qui reprend au vers 8, puis laisse place à un dialogue (vers 14 à 20) exposant, sur le vif, deux points de vue opposés, l’un orienté vers la mort, l’autre vers la vie. La fin du récit souligne un changement de lieu : c’est cette fois le philosophe en action que voit le lecteur. Les modalités choisies, récit au passé d’abord, avec insistance sur les actions comparables mais aggravées, le dialogue intercalé ont une grande efficacité. Ils donnent à voir les personnages en action, les font entendre. L’importance de ce qui est auditif et visuel confère au texte une grande vivacité, accentuée par sa brièveté et par la diversité métrique. Cette diversité et le jeu des oppositions mettent en relief une double conception de la vie et du bonheur.

II. Une double idéologie

Si le récit met en scène deux personnages et des situations concrètes, on peut en faire une lecture métaphorique et voir, derrière chacun d’eux, une conception philosophique différente de la vie.

A. Des références culturelles et philosophiques claires

Le fabuliste met en situation deux personnages dont les origines et les dénominations sont, en quelque sorte, codées et explicitées partiellement par la moralité. Ainsi, le premier personnage peut être associé à un stoïcien. Tout ce qui se rattache à lui connote en effet l’austérité et une certaine forme de violence : choix du pays d’origine, caractérisations, comportement. Par son absence de nom, d’identité précise, il constitue une sorte d’archétype du destructeur de ce que la vie comporte d’agréments.
De la même manière, l’autre personnage incarne les valeurs de l’épicurisme. Le terme  » Grecs  » connote, au vers 3, une manière de vivre d’emblée plus civilisée. A une certaine image de la civilisation méditerranéenne, s’opposent les brumes et la rigueur des bords du Danube. D’un côté brume, obscurité, froid, sévérité ; de l’autre soleil et lumière, joie de vivre et bonheur.

B. Deux conceptions différentes de la vie du bonheur

Il s’agit là de deux conceptions différentes de la vie, de la mort et du bonheur. La première est caractérisée par l’image de la satisfaction tranquille : plaisirs du jardinage, qui sont autant ceux de l’esthétique, rappelée par le mot  » beautés  » (vers 7) et par le verbe  » corriger  » (vers 11) qui implique des choix et une orientation humaine imposée à la nature. Le bonheur simple réside dans l’image d’une vue elle-même bien organisée. Par opposition, la conception du Scythe est dogmatique, intransigeante. Dans le même contexte du jardin, il s’agit d’abord d’un refus catégorique du comportement observé. Au bonheur tranquille de l’homme qui sait cultiver son jardin s’oppose la violence de celui qui, par manque de mesure, intransigeance et rigorisme, finit par détruire l’équilibre de son environnement naturel et humain. L’opposition des deux personnages illustre celle de deux conceptions. On peut donc se demander quelle est la leçon et de quel côté penche le fabuliste.

III. La leçon

Les deux personnages incarnent deux systèmes philosophiques, deux conceptions de la vie. Mais celles-ci ne se limitent pas à une manière de vivre, elles font référence à une psychologie et à une morale. Le fabuliste fait comprendre en même temps de quel côté il oriente ses choix.

A. Des choix personnels visibles

Le vocabulaire choisi, les connotations orientent le lecteur, avant qu’il n’arrive à la moralité et à l’influence. Il perçoit en effet que tout ce qui touche au second personnage présenté est connoté de manière positive. Le terme de  » sage  » par rapport à  » philosophe  » induit l’idée plus précise d’un art de vivre, d’une réflexion mise en pratique. D’autre part, le vers 5 avec son balancement régulier, l’anaphore du mot  » homme  » et la double comparaison avec les rois et les dieux mettent clairement en relief une situation enviable de bonheur, de plénitude, de perfection. La comparaison est d’ailleurs confirmée et prolongée par la comparaison au vers 6. Il faut voir enfin que le moraliste, en exposant la conception stoïcienne, définit, à contrario, la conception épicurienne. L’allégorie du Scythe elle, est explicitée dans la première partie de la moralité. Le lecteur comprend alors que les arbres et le jardin sont eux aussi métaphoriques et qu’il faut les prendre dans leurs analogies avec la nature humaine : le coeur, le corps et l’âme. Les termes  » âme « ,  » désirs « ,  » passions  » renvoient à la spiritualité et à la psychologie de l’homme ; les mots  » bons et mauvais  » ajoutent des connotations morales.

B. Une prise de position personnelle

Le point de vue du fabuliste, d’abord suggéré, est exprimé de manière directe dans la deuxième partie de la moralité puisqu’il emploie le  » je  » pour signaler de quel côté va sa préférence. La leçon finale est : ce sont les épicuriens qu’il faut suivre, parce qu’ils apprennent à vivre agréablement, tandis que les stoïciens font de la vie une mort anticipée. La prise de position est catégorique : on observe la force du verbe  » réclamer  » et celle du dernier vers. Elle vient de la régularité des deux hémistiches, au rythme bien marqué par le nombre important de monosyllabes et de la position des deux termes antithétiques (vivre / mort). Le vers sonne comme un proverbe, comme une vérité générale, avec une grande force critique dû au présent et à la négation.

Conclusion

Philosophique et morale, la fable du Philosophe Scythe est un bon exemple particulièrement réussi de récit allégorique. La narration entrecoupée de dialogues permet une mise en scène elle-même violente, comparable à un passage de comédie. Les personnages et leur contexte, l’intemporalité, attirent l’attention sur une interprétation qui donne à choisir entre deux manières de vivre. Mais l’allégorie du jardin cache elle-même une autre signification, que donne enfin la moralité. Ce dont deux conceptions de l’homme qui s’affrontent et deux morales. Chacun peut adopter celle qu’il préfère, mais le fabuliste accorde à la vie plaisante une importance qui vaut la peine d’être remarquée dans un siècle moraliste et janséniste. Et, au-delà de l’Antiquité, qui sert de cadre et de référence, et du siècle classique, la leçon vaut à toute époque : elle apprend qu’une morale souriante et humaine est toujours préférable à l’intransigeance des puristes. On peut rappeler ici à quel point La Fontaine rejoint Molière dans ce choix d’un art de vivre.

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