Hugo, Ruy Blas, Acte V, Scène 4
Texte étudié
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l’œil fixé à terre, comme s’il n’osait lever les yeux jusqu’à elle.
RUY BLAS, d’une voix grave et basse.
Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
– Je n’approcherai pas. – Je parle avec franchise.
– Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n’est pas facile
À raconter. Pourtant je n’ai pas l’âme vile,
Je suis honnête au fond. – cet amour m’a perdu. –
– Je ne me défends pas ; je sais bien, j’aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
– C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
LA REINE.
Monsieur…
RUY BLAS, toujours à genoux.
N’ayez pas peur. Je n’approcherai point.
À votre majesté je vais de point en point
– Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n’ai pas l’âme vile ! –
Aujourd’hui tout le jour j’ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m’a regardé.
Auprès de l’hôpital que vous avez fondé,
J’ai senti vaguement, à travers mon délire,
– Une femme du peuple essuyer sans rien dire
Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Mon cœur se rompt !
LA REINE.
Que voulez-vous ?
RUY BLAS, joignant les mains.
Que vous me pardonniez, madame !
LA REINE.
Jamais.
RUY BLAS.
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr ?
LA REINE.
Non, jamais !
RUY BLAS.
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d’un trait.
Triste flamme,
– Éteins-toi !
LA REINE, se levant et courant à lui.
Que fait-il ?
RUY BLAS, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
LA REINE, éperdue.
Don César !
RUY BLAS
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m’avez aimé !
LA REINE.
Quel est ce philtre étrange ?
Qu’avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi !
– César ! Je te pardonne et t’aime, et je te crois !
RUY BLAS.
Je m’appelle Ruy Blas.
LA REINE, l’entourant de ses bras.
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu’avez-vous fait là ? Parle, je te l’ordonne !
Ce n’est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
RUY BLAS.
Si ! C’est du poison. Mais j’ai la joie au cœur.
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
– Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié !
LA REINE.
Du poison ! Dieu ! C’est moi qui l’ai tué ! – je t’aime !
– Si j’avais pardonné ? …
RUY BLAS, défaillant.
J’aurais agi de même.
Sa voix s’éteint. La reine le soutient dans ses bras.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
Montrant la porte.
Fuyez d’ici !
– Tout restera secret. – je meurs.
Il tombe.
LA REINE, se jetant sur son corps.
Ruy Blas !
RUY BLAS, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine.
Merci !
Victor Hugo, Ruy Blas
Introduction
« Ruy Blas » clôt la carrière du grand Hugo en tant que dramaturge. Ce drame romantique écrit en vers (alexandrins), et composé en 1838, démontre tout l’art du poète. Notre scène de dénouement présente une double particularité, le héros va jusqu’au suicide alors qu’il est sur scène et nous présente la scène d’amour la plus courte du théâtre romantique. Issue fatale mais, avant le suicide, Ruy Blas demande une dernière justice et le pardon à la reine. Cette dernière tout juste avisée de la supercherie dont elle a fait l’objet demeure inflexible. En fait elle accordera son pardon à la fin de la scène. C’est donc sur ce duo sublime et pathétique à la fois que va chlore le drame. Cette dernière rencontre présente un intérêt philosophique, on assiste à l’éclosion d’un couple animé de sentiments opposés. On peut voir les caractéristiques d’une démonstration romantique.
I. Un couple animé de sentiments violents et opposés
A. Ruy Blas : du valet coupable à la grandeur du héros
On peut dire qu’il y a dans ce texte un schéma inversé de l’évocation des personnages. Ruy Blas en proie à une grande agitation est ici un valet écrasé par un sentiment de culpabilité tandis que la reine hautaine et glacée manifeste son ressentiment. Ruy Blas est très mal à l’aise, les didascalies nous montrent le ton. C’est un personnage qui se montre à la reine d’une « voie grave et basse » puis qui fait quelques pas en chancelant, puis adopte une situation d’imploration. Il a une grande difficulté à passer à l’aveu, il se doit d’avouer à la reine ce qui s’est passé, l’aveu semble effroyable. La construction de ce triple aveu présente un report du verbe de prise de parole, le temps pour exprimer son trouble avec des interjections : « oh ». Ruy Blas est pitoyable car il est particulièrement humble ; il est coupable d’un terrible message envers la reine ce qui se manifeste par la prosternation ; il est à la fois soumis et respectueux (« votre »). Ruy Blas se lance dans un plaidoyer sincère par le champ lexical de la faute, ce qui n’est pas à son habitude, mais tous ces termes sont appuyés par des négations qui montrent que dans cette histoire, il n’a été qu’une victime de la société et de l’amour, où quand il dit « cet amour m’a perdu ». Ruy Blas avoue sa faiblesse qu’il regrette par l’usage d’un conditionnel passé. Il évolue à partir du moment où la reine lui refuse le pardon puisque dès ce moment là, il assume sa faute ; les didascalies elles aussi montrent un changement d’attitude du personnage. On voit que c’est le sentiment de l’amour qui l’emporte sur son sentiment de culpabilité. Ruy Blas se présente en fait comme se sacrifiant par amour : « vide d’un trait ». La noblesse de son âme s’aperçoit surtout lorsqu’il apaise les remords de la reine. Ruy Blas montre qu’il va subir une domination, c’est un destin sans issu, il ne peut échapper à son destin. Ici, il introduit le thème romantique de la solitude, celle de l’homme incapable de vivre dans un monde hostile qui va mourir en rêvant, comme un amour impossible. Il se pose en victime de la société ; cette indifférence générale le conduit à mourir seul.
B. La reine de la froideur à la passion
Nous sommes dans une scène importante où Ruy Blas s’apprête à mourir : fatalité mais néanmoins il est attaché à la vie. Cette tirade d’adieu a son importance, il faut une dernière confession avant la mort, il exprime ses espoirs impossibles, la prison sociale dans laquelle il est enfermé. En même temps c’est une scène riche en paradoxes, le désarroi du héros y côtoie le bonheur et l’apaisement. Cette scène romantique présente les caractéristiques suivantes : le dégoût de la vie, et l’impossibilité d’atteindre le bonheur. Il lui déclare son amour à partir de l’interrogation de la reine. Au moment de mourir, il déclare être heureux. Ainsi le dernier mot de Ruy Blas, « merci », sonne comme une action de grâce. On voit que la mort pour Ruy Blas n’est pas semblable à la tragédie classique où elle est tout autre. Ici en fait, la mort devient le triomphe de l’amour, le poison qui tue Ruy Blas est associé à l’enchantement de l’amour. Face à l’évolution de Ruy Blas, la reine évolue aussi. On peut dire que la dignité royale et son honneur de femme lui dictent sa réserve et le refus du pardon que Ruy Blas lui accorde. On note la didascalie « immobile et glacée », la sécheresse du ton envers Ruy Blas, qui s’exprime par la monosyllabe « jamais ». Ce qui modifie son comportement est l’inquiétude, au moment où Ruy Blas saisit la fiole. Ici l’émotion l’emporte sur la réserve affichée par une série d’impératifs au sein d’un rythme ternaire : « dis-moi », « réponds-moi », « parle-moi ». Devant le sacrifice de Ruy Blas l’amour de la reine se révèle et on voit que son pardon s’opère en deux temps. Dans l’esprit de la reine, la noblesse de cœur du valet fusionne avec celle du Grand d’Espagne. C’est donc un amour sans barrière sociale au moment de la mort. Le valet est vraiment aimé pour lui-même.
II. Les caractéristiques du héros romantique
A. Ces écarts de Victor Hugo par rapport à la tradition littéraire classique
Ce dénouement remplit toutes les fonctions de dénouement traditionnel puisqu’il nous apporte une réponse rapide et concrète à toutes les interrogations livrées durant l’intrigue. Ainsi, le traite Salluste a reçu le juste châtiment. Ruy Blas a révélé son identité et seule la mort pourrait magnifier l’amour d’une reine et d’un valet. Toutefois cette scène se démarque de la tradition par plusieurs aspects. Dans cette scène, la règle de bienséance est bafouée : jusqu’ici, on assiste à une scène d’amour passionnée et à une mort violente ; c’est une scène d’amour dramatisée : Ruy Blas est à genoux puis il se lève et marche, vide la fiole, puis on a une sorte de duo amoureux. La reine est froide puis se jette sur Ruy Blas. L’unité de temps n’est non plus pas respectée : « aujourd’hui tout le jour ». La versification de quelques vers est tout à fait non-classique par des alexandrins disloqués voire inexistants, la ponctuation très marquée au sein d’un même vers, beaucoup de rejets… On peut dire que progressivement, le vers se libère à l’image du personnage tragique.
B. Un amour symbolique
Ce qu’expriment les deux personnages ici est un amour condamné par un statut social, le poids des conventions : « fuyons d’ici ». Ruy Blas a plus de culpabilité ce qui le conduit aux portes de la folie. On peut dire que cet amour maudit ne trouve son cœur que dans la mort et dans le climat qui l’accompagne (religieux). On a ici deux notions chrétiennes : le pardon, et le sacrifice (Ruy Blas est associé au Christ). Notons également le passage biblique rappelant le thème de la passion du Christ, où la souffrance et le pardon sont exprimés. Ruy Blas souffre pour sauver la reine, comme Jésus a souffert pour sauver les Hommes. La reine est comparée à un ange : « pauvre ange ». Malgré son calvaire, il accomplit comme le Christ une libération.
Conclusion
Dans ce drame c’est par son sacrifice que le héros Ruy Blas a atteint le même niveau que la reine, et d’ailleurs cette dernière se laisse emporter par la grandeur sublime du personnage. Elle fait le même chemin que lui et lui pardonne. Les deux amants se croisent, et ne se seront pas compris. Le héros romantique n’est pas viable, trop complexe, déchiré par ses conflits internes, écartelé entre deux identités. Seul le suicide demeure libérateur et confesse à Ruy Blas une dimension romantique. La fatalité règne dans tout le drame, marqué par ailleurs par un profond pessimisme. C’est donc la mort qui réhabilite le héros, lui donne sa grandeur, comme dans « Chatterton » de Vigny.