Guy de Maupassant

Maupassant, Madame Hermet, Étude d’un passage

Texte étudié

Les fous m’attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence où tout ce qu’ils ont vu sur la terre, tout ce qu’ils ont aimé, tout ce qu’ils ont fait recommence pour eux dans une existence imaginée en dehors de toutes les lois qui gouvernent les choses et régissent la pensée humaine.
Pour eux l’impossible n’existe plus, l’invraisemblable disparaît, le féerique devient constant et le surnaturel familier. Cette vieille barrière, la logique,. cette vieille muraille, la raison, cette vieille rampe des idées, le bon sens, se brisent, s’abattent, s’écroulent devant leur imagination lâchée en liberté, échappée dans le pays illimité de la fantaisie, et qui va par bonds fabuleux sans que rien l’arrête. Pour eux tout arrive et tout peut arriver. Ils ne font point d’efforts pour vaincre les événements, dompter les résistances, renverser les obstacles. Il suffit d’un caprice de leur volonté illusionnant pour qu’ils soient princes, empereurs ou dieux, pour qu’ils possèdent toutes les richesses du monde, toutes les choses savoureuses de la vie, pour qu’ils jouissent de tous les plaisirs, pour qu’ils soient toujours forts, toujours beaux, toujours jeunes, toujours chéris ! Eux seuls peuvent être heureux sur la terre, car, pour eux, la Réalité n’existe plus. J’aime à me pencher sur leur esprit vagabond, comme on se penche sur un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent inconnu, qui vient on ne sait d’où et va on ne sait où.
Mais à rien ne sert de se pencher sur ces crevasses, car jamais on ne pourra savoir d’où vient cette eau, où va cette eau. Après tout, ce n’est que de l’eau pareille à celle qui coule au grand jour, et la voir ne nous apprendrait pas grand-chose.
A rien ne sert non plus de se pencher sur l’esprit des fous, car leurs idées les plus bizarres ne sont, en somme, que des idées déjà connues, étranges seulement, parce qu’elles ne sont pas enchaînées par la Raison.

Maupassant, Madame Hermet

Introduction

Disciple de Flaubert, ami de Zola, Guy de Maupassant (1850-1893) est célèbre par ses contes et ses nouvelles : La Maison Tellier, Le Rosier de Madame Husson, Le Horla, et quelques romans : Bel Ami, Une Vie.

Le texte que nous allons étudier est extrait de la nouvelle Madame Hermet publiée en 1887.

Dans cet extrait, le narrateur s’apprête à relater un cas particulier d’aliénation qu’il a observé au cours d’une visite dans un asile.

Sa description n’a rien d’objectif, elle ne satisferait aucun psychiatre. Il s’agit simplement d’un point de vue qui nous éclaire indirectement sur la personnalité de l’écrivain.

Il importe donc de démêler ce qui est dit sur la folie et ce qui motive le point de vue du narrateur.

I. Éloge de la folie

1. La revanche de l’imagination

Pour le narrateur, la folie est un produit de l’imagination « échappée dans le pays illimité de la fantaisie ».
L’énumération qui ouvre le second paragraphe comporte un vocabulaire très significatif : « impossible », « invraisemblable », « féerique », « surnaturel » : autant de notions qui font référence à l’imaginaire, à tout ce qui ne peut pas exister.
Dans la phrase suivante, Maupassant oppose symétriquement le vocabulaire de la raison : « la logique », « le bon sens », « la raison » elle-même.
La folie n’est pas décrite en terme de maladie, elle est surtout conçue comme une revanche de l’imagination (« cette reine des facultés », selon la formule de Baudelaire) que la raison tient habituellement sous sa domination.

2. La clé des champs

Ainsi présentée, la folie devient synonyme de liberté.
Le vocabulaire le confirme : la raison et ses équivalents sont comparés à une « barrière », « une muraille », « une rampe », éléments qui emprisonnent ou limitent.
A l’inverse, la folie est décrite comme une activité sans limites : « lâchée en liberté », « échappée », « sans que rien l’arrête ».
Cette liberté est celle du caprice, elle ne connaît aucun obstacle, mais aussi aucune continuité.
La formule qui résumé la pensée du narrateur est, sans doute, « pour eux, la Réalité n’existe plus ».
La comparaison finale avec l’eau d’un torrent illustre ce caractère insaisissable de la folie, image de son « esprit vagabond ».

3. Une image du bonheur

La folie en vient à représenter, pour le narrateur, l’image même du bonheur.
Elle s’apparente explicitement à l’univers du conte de fées : univers où l’on est prince, toujours beau, toujours jeune…
Il suffit de vouloir pour être ce que l’on désire.
Maupassant prend les idées établies à rebours. Habituellement, la folie est considérée comme un état de souffrance peu enviable, et un état mental inférieur.
Elle devient pour lui presque désirable : « Eux seuls peuvent être heureux sur la terre ».

II. Le vertige du narrateur

1. La fascination

Dès les premiers mots, le narrateur définit son point de vue : « Les fous m’attirent ». Cette expression se trouve prolongée, un peu plus tard, par l’image du gouffre, qui symbolise pour lui l’esprit des fous.
L’attirance du narrateur est celle que l’on éprouve face au vide, elle est de l’ordre du vertige. En présence de l’inconnu, du mystère, du mystère (ces mots ou des dérivés figurent dans le texte).
Il réagit comme s’il était fasciné, subjugué : le verbe « se pencher », qui revient deux fois, illustre l’attrait du vide, du néant, de l’inconnu.

2. Le sursaut

Cependant, le narrateur s’oppose constamment aux fous. Le mot « Eux », l’expression « pour eux », reviennent sans cesse, comme un refrain lancinant. Le passage est construit sur l’opposition de deux pronoms « eux » et « je ».
La fin du texte marque, en outre, le refus de l’attrait initial. Le narrateur éprouve un mouvement de recul face au vertige qui l’envahit.
Les deux derniers paragraphes s’ouvrent par l’expression : « à rien ne sert ».
Ils tentent de retirer à la folie son attrait mystérieux : « ce n’est que de l’eau pareille à celle qui coule au grand jour » et les idées des fous ne sont que « des idées déjà connues ».
Un étrange renversement s’opère dans la logique du narrateur, il veut conjurer sa fascination en déniant toute originalité à la folie.

3. Le pessimisme

L’ambivalence des sentiments du narrateur s’explique peut-être par son attitude ambiguë à l’égard de la réalité.
Visiblement, il ne se sent pas à l’aise face à elle, puisqu’il envie les fous de n’y être pas soumis.
Un pessimisme foncier se dégage de ses remarques, il est lui-même tenté d’échapper au réel, mais il a peur de l’inconnu.
Son mal de vivre se traduit par l’attirance d’un ailleurs, mais aussi par l’angoisse qu’il suscite.
La folie occupe le rôle du voyage, du rêve ou de l’exotisme dans les écrits d’autres auteurs du XIX ème siècle comme Baudelaire ou Nerval.
Ils représentent autant de fuites possibles hors du réel quotidien, mais ils sont aussi, bien souvent, décevants.

Conclusion

Ainsi l’auteur exprime t’il dans ce passage, les motivations de son attirance pour la folie.
L’apparence contradictoire du raisonnement de Maupassant n’est que le symptôme d’un trouble face à cette manifestation étrangère qu’est la folie.
On sait que Maupassant y succombera à la fin de sa vie : coïncidence ou prémonition ?

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