Arthur Rimbaud

Rimbaud, Les chercheuses de poux

Poème étudié

Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes,
Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l’enfant devant une croisée
Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter parmi ses grises indolences
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
Soupirs d’harmonica qui pourrait délirer ;
L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.

Rimbaud, Les chercheuses de poux

Introduction

Quand Rimbaud écrit  » Les chercheuses de poux « , probablement en 1871, il a déjà entièrement abandonné son envie d’adhérer aux Parnassiens.

Il a déjà énoncé ses théories dans la lettre dite du voyant. Il cherche un dérèglement de tous les sens.

Ce poème met ainsi en scène une drôle de sensualité. A la lecture de ce poème, on se rend compte que l’écriture rimbaldienne est très novatrice, mais il reste des points d’ancrage à une tradition notamment sur le thème de la sensualité.

Ainsi, nous nous demanderons quelle est la particularité de l’univers organisé par Rimbaud ?

Dans une première partie, nous étudierons la mise en scène de l’univers du poème, puis nous nous interrogerons sur une éventuelle inscription de l’esthétique de ce poème dans une tradition. Enfin, dans une dernière partie, nous montrerons l’originalité fondamentale de l’écriture rimbaldienne et sa signification par rapport au thème du poème.

I. La mise en scène d’un univers

1. Le sens littéral du poème

Rimbaud met en scène un univers familier. L’enfant a des plaques rouges ( rouges tourments) car il a des poux.

Les sœurs l’installent devant la fenêtre pour extraire les poux (devant la croisée).

Il y a une ambiguïté sur la notion de sœurs (religieuses, ou non).

Le bruit que font les ongles en tuant les poux rythment la rêverie de l’enfant ( » crépiter « ).

Parfois, les sœurs humectent leurs lèvres et rattrapent la salive à temps, d’où l’interrogation ( » salives reprises sur la lèvre ou désirs de baisers « ).

C’est ainsi que partagé entre le bien-être d’avoir ses cheveux caressés et la douleur des cheveux tirés par les sœurs, il  » se sent, selon la lenteur des caresses sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer « .

Mais, toute cette scène est complétée par une évocation de la nature (fleurs, rosée, végétaux…), et par une écriture poétique nouvelle.

2. Un univers narrativité ?

On peut remarquer une certaine narration dans le développement du poème : avec des mouvements précis :  » s’asseoir « ,  » vient près de son lit « , avec aussi un univers habituel (les poux, les sœurs, l’enfant, le présent itératif).
Toutefois, Rimbaud laisse planer le doute sur le lieu : maison familiale ou orphelinat. Le sujet du récit serait donc, comme l’indique le titre, la recherche des poux.

Pour reprendre une méthode d’analyse narrative, on peut dire que la scène est exprimée en focalisation interne. C’est, en effet, par les yeux de l’enfant que l’on entre en contact avec le poème. Toutefois, la troisième personne du singulier choque, car elle insère une distance entre le poète et l’enfant.

De plus, la structure impersonnelle du vers 3 :  » il vient près de son lit  » indique la différence fondamentale de point de vue entre les sœurs et l’enfant.

Par cette présence de la troisième personne, on sent une impossibilité de lyrisme, à la Hugo ou à la Baudelaire.

Ce décalage est renforcé par l’étrange présentation des deux sœurs.

3. Les sœurs, éléments fantastiques ?

En effet, celles-ci font plus penser à des succubes, à des sorcières qu’à des personnes réelles.

La première hésitation est donc l’hésitation sur le statut ou non de religieuse. L’adjectif  » grandes  » entretient l’ambiguïté.

Mais, la présentation se fait surtout par de légers détails :

– leurs haleines avec un pluriel et un qualificatif étrange :  » craintives  »
– leurs cils noirs, couleur à connotation négative
– mais surtout leurs doigts.

Ces derniers sont frêles et fins, ce qui évoque les sorcières, et comme il est dit au vers 8, ils sont  » terribles et charmeurs « , cette antithèse est renforcée par celle du vers 14 :  » électriques et doux « , le côté charmeur et électrique évoque bien évidemment la magie.

Les deux sœurs ont donc indéniablement une dimension fantastique. Or, comme l’a montré Todorov, le fantastique se définit par l’incertitude. Et, en effet, il y a bien, ici, incertitude, mais c’est une incertitude poétique, lexicale.

Ainsi, le vocabulaire est entremêlé. On ne peut donc pas dire avec certitude ce que cache des expressions telles que  » essaim blanc  » ,  » les cheveux où tombe la rosée  » , « longs miels végétaux et rosés  »

Évidemment, le poème n’est pas du tout un récit fantastique.

Le côté fantastique est une conséquence du poétique, d’une nouvelle conception de la poésie héritée de Baudelaire.

Ainsi, ici, le doute permet de laisser un vide qui autorise le lecteur à apprécier toute la subtilité du poème.

II. La construction rimbaldienne

1. La structure du poème

La structure du poème peut être rapprochée d’une certaine esthétique baudelairienne.

Ainsi, les deux premiers vers constituent une proposition subordonnée CC de temps.

On peut retrouver ce schéma dans certains poèmes des Fleurs du Mal et notamment dans  » Parfum exotique  » :

Quand les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne, Je respire l’odeur de ton sein chaleureux, (…)

Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes, Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,

Les thèmes abordés par le poème sont construits progressivement. Ainsi, la première strophe plante le poème, et donc le problème par l’emploi du C.C. de temps.

Ensuite, la seconde strophe présente l’action décrite. La troisième et la quatrième strophe commencent par une structure du type : pronom + verbe de sensations auditives (Il écoute, il entend).

L’importance des sensations est très certainement inspirée de Baudelaire. Enfin, la dernière strophe indique la conclusion du poème avec l’adverbe :  » Voilà  » l’influence de Baudelaire sur le thème de la Paresse (écrit avec une majuscule, avec la référence au vin) est évidente.

2. La sensualité

Les sensations sont liées, un peu parfois à la manière de Baudelaire.

Ainsi, Rimbaud unit l’ouïe et l’odorat au vers 9 :  » Il écoute chanter leurs haleines craintives  » ou au vers 13 – 14 :  » les silences parfumés « .

Le goût est mêlé à des sensations visuelles :  » de longs miels végétaux et rosés « .

La vue est d’ailleurs bien représentée puisque presque toutes les couleurs sont passées en revue :  » rouges, blancs, argentins, bleu, rosés, noirs  »

De plus, Rimbaud réussit à dépasser le cadre strict de la signification des mots pour évoquer des sensations encore plus aériennes. En effet, on peut, par exemple, remarquer la répétition du signifiant  » rosée  » avec deux signifiés différents :

au vers 7 la rosée évoque un univers aquatique qui appelle à la sensualité

au vers 10 les miels rosés fonctionnent comme une sorte de rappel du vers 7 tout en conservant cette humidité caractéristique avec à la rime au vers 11  » salives « .

Mais, cette sensualité ne fonctionne pas comme une union sans problème avec la nature ou avec l’élément féminin.

On ressent comme une impossibilité d’arriver au bout des potentialités : au bout de  » rêves indistincts  »

3. La perversité dans le bien-être

On peut ressentir une certaine perversité dans le bien-être. Premièrement, cette recherche des poux n’est pas à proprement parlée un thème qui éveille a priori la sensualité.

De plus, cette sensualité entre un enfant et deux sœurs (qu’elles soient religieuses ou non) évoque l’inceste.

On peut voir de nombreuses marques textuelles qui impriment ce malaise. Il y a notamment les antithèses :  » terribles et charmeurs « ,  » électriques et doux  » qui se rapportent aux deux sœurs, on voit donc que l’enfant éprouve des sentiments ambivalents envers les sœurs : le désir et la répulsion, l’attirance et le rejet, le moi et le surmoi.

Rimbaud assume donc l’impossibilité fondamentale d’une communion au sein de la structure familiale ou sociale.

La sensualité de l’enfant est brimée par la société.

Mais, les fantasmes sont, ici, moins à considérer dans leur potentialité que dans leur force délirante.

III. Le problème de la communion

1. Le conflit de l’enfant

L’enfant est comme assis au centre du poème, au centre du monde, au centre de ses sensations. Il est donc normal que le lecteur ressente un certain repli sur sa subjectivité.

En plus des nombreuses sensations (expressions de la subjectivité) que nous avons déjà étudiées, il faut noter des expressions comme au vers 2  » implore  » qui montre une volonté, ou encore dans la dernière strophe :  » monte en lui  » ou  » se sent (…) un désir » (avec le pronom réfléchi qui insiste sur la personnalité)

La sensualité brimée par le monde extérieure fait replier l’enfant sur sa propre conscience, d’où le délire.

Mais, on l’a vu, ce qui pourrait être une simple communion ne peut pas avoir lieu, même si l’enfant tend vers une perfection imaginée. Et c’est cette frustration, ce conflit entre intérieur et extérieur, qui engendre le trouble, l’incertitude.

Les impossibilités fondamentales de l’être humain en société doivent donc être dépassées par l’écriture poétique.

C’est pourquoi ce trouble n’apporte pas un malaise persistant. Car c’est au sein de ce dérèglement que l’univers poétique trouve à s’épanouir. En effet, le malaise de l’enfant qui s’éveille à la sensualité permet d’approcher le dépassement de soi par les sens.

Mais, ce dépassement s’effectue à partir d’actions contingentes, la recherche des poux.

2. L’expression d’un conflit non-exprimé

Ainsi, il y a un rapport de force entre la réalité empirique et la réalité fantasmée. C’est ainsi que l’on peut comprendre le dernier vers :  » sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer « .

La douleur qu’éprouve l’enfant (le côté empirique de la réalité), est confrontée au plaisir de cette même douleur (le côté fantasmé de la réalité).

Toutefois, il n’y a pas de relation directe entre le signifié et l’expression du conflit. Le conflit se ressent surtout au niveau du signifiant. Ainsi, les sonorités s’entrechoquent : v. 3 :  » sœurs charmantes  » , v. 4 :  » Avec de…  » , v.7 :  » lourds cheveux  »

Les enjambements détruisent un rythme régulier et introduisent la disharmonie dans un univers à priori sans problème. (vers 5-6, 11-12)

Ainsi, le signifié prend presque plus d’importance que le signifiant. Par exemple, au vers 10, le verbe  » fleurer  » est peut-être plus évocateur dans son rapport avec le substantif  » fleur  » que dans sa signification au sens strict (synonyme de sentir).

C’est pourquoi les sonorités accompagnent tout le texte : allitération en -s -z au vers 11 et 12 «  un sifflement, salives Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers  »

Dans les deux dernières strophes, le son -r accompagne la mort des petits poux et laisse voir le côté contingent tandis que l’enfant s’enfonce dans la Paresse.

3. La réalisation de soi

Rimbaud exprime donc, par l’écriture poétique, les relations ambiguës de l’enfant au monde extérieur.

L’union au monde est donc fantasmée, c’est pourquoi les sensations sont unies et indifférenciées ( » soupir d’harmonica qui pourrait délirer « ) : le délire est donc tout entier dans l’écriture poétique de Rimbaud.

Ce délire, c’est le fantasme de retourner à un état originel, avant le Pêché Originel, dans une perspective chrétienne, dans le ventre de la mère, dans une perspective psychanalytique, ou peut-être même, dans une perspective structuraliste, avant le début de l’Histoire, avant le progrès.

L’enfant est isolé dans sa sensualité, il ne peut que se retourner vers la nature pour développer ses fantasmes. Rimbaud, lui, est isolé poétiquement.

La conscience de son altérité poétique, exprimée notamment dans les nombreux enjambements, ne lui permet pas de s’intégrer à un espace social préfabriqué. Ainsi, la revendication sociale d’altérité se fait aussi sur le plan poétique.

Conclusion

En conclusion, Les chercheuses de poux ont certes des réminiscences baudelairiennes, mais Rimbaud fait preuve d’une originalité dans le traitement du poème.

Il transforme les synesthésies et le fantastique en éléments servant son projet poétique.

En effet, son projet est de montrer la rupture avec le monde extérieur, avec les sœurs, pour trouver, dans le malaise, dans la douleur, un bien-être nouveau, issu d’un dérèglement de tous les sens.

 

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