Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Alcools, Les Femmes

Texte étudié

Dans la maison du vigneron les femmes cousent (1)
Lenchen remplis le poêle et mets l’eau du café
Dessus – Le chat s’étire après s’être chauffé –
Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais l’effraie (2) ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l’air du pape en voyage
Sous la neige – Le facteur vient de s’arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d’école

– Cet hiver est très froid le vin sera très bon

– Le sacristain sourd et boiteux est moribond

– La fille du vieux bourgmestre (3) brode une étole (4)

Pour la fête du curé La forêt là-bas
Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
Le songe Herr Traum (5) survint avec sa sÏur Frau Sorge (6)
Kaethi tu n’as pas bien raccommodé ces bas

– Apporte le café le beurre et les tartines

La marmelade le saindoux un pot de lait

-Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît

On dirait que le vent dit des phrases latines

– Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît

– Lotte es-tu triste O petit cÏur – Je crois qu’elle aime

– Dieu garde – Pour ma part je n’aime que moi-même

– Chut A présent grand-mère dit son chapelet

– Il me faut du sucre candi Leni je tousse

– Pierre mène son furet chasser les lapins

Le vent faisait danser en rond tous les sapins
Lotte l’amour rend triste – Ilse la vie est douce
La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus
Devenaient dans l’obscurité des ossuaires (7)
En neige et repliés gisaient là des suaires (8)
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus
Il est mort écoutez La cloche de l’église
Sonnait tout doucement la mort du sacristain
Lise il faut attiser le poêle qui s’éteint
Les femmes se signaient dans la nuit indécise

Apollinaire, « Rhénanes », Alcools, 1913.

(1) La variété typographique est évidemment celle de toutes les éditions, elle résulte d’un choix d’Apollinaire.
(2) Effraie : sorte de chouette.
(3) Bourgmestre : le maire (de l’allemand « Burgermeister »), le mot s’emploie dans l’Est de la France et en Belgique.
(4) Étole : ornement du prêtre pendant la messe.
(5) Herr Traum : en allemand, littéralement, « Monsieur le rêve »
(6) Frau Sorge : « Madame le souci » (« Sorge » est un nom féminin en allemand).
(7) Ossuaire : lieu où sont amassés les ossements des morts.
(8) Suaire : drap qui recouvre le corps du défunt.

Introduction

« Les femmes », poème tiré du recueil Alcools publié par Guillaume Apollinaire en 1913, appartient à la section intitulée « Rhénanes ».
Ce poème a été composé entre septembre 1901 et mai 1902 pendant le séjour du poète en Rhénanie. Il a d’abord été publié en 1904 dans une revue, puis inséré dans Alcools. Apollinaire décida en 1912 de retirer toute la ponctuation de ses poèmes.
Si les points et les virgules ont disparu, il reste les tirets introduisant les répliques des femmes, écrites en italique. Ce qui frappe d’abord c’est cette double typographie, puis la polyphonie du poème : plusieurs voix de femmes se mêlent à celle du poète. Toutes ces femmes parlent de la vie courante, au coin du feu, tandis que s’installe une nuit d’hiver sur les forêts d’Allemagne.
Nous nous intéresserons à la scène que forment les villageoises dans la maison du vigneron, à l’atmosphère qui règne entre elles, puis nous examinerons les relations entre cet univers protégé et le monde extérieur.

I. Une paisible scène d’intérieur

Le premier vers présente une scène de la vie quotidienne dans un village. Les femmes sont vues dans une activité traditionnelle : elles sont au foyer (où sont les hommes en cet hiver qui rend impossibles les travaux des champs ?) et raccommodent le linge. Leur ouvrage est moins un passe-temps qu’une obligation. Cette scène d’intérieur a une forte empreinte réaliste, elle rappelle la peinture d’un Vermeer ou d’un Chardin.

1. Sept voix de femmes

C’est bien un tableau vivant que nous offre le poème, une scène avec des personnages parlants.
Vingt-deux vers sur trente-six, écrits en italique, rapportent au style direct les propos des femmes. Ces femmes échangent des propos anodins sur le village (v.4 : « Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent », v.12 et 13 : « La fille du vieux bourgmestre brode une étole pour la fête du curé »), formulent des demandes très banales (v.19, v.21 : « Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît »).
Mais la conversation est aussi ponctuée de remarques sur la vie, sur l’amour (v.28 : « Lotte l’amour rend triste –Ilse la vie est douce »).
Derrière l’apparente banalité on devine des sentiments et des rapports d’affection entre ces femmes.
Elles sont sept, rassemblées dans la maison du vigneron. Cinq portent des prénoms : Lenchen, Kaethi, Lotte, Ilse et Lise, mais il y a aussi « grand-mère » (v.24) et certainement une mère, la maîtresse de maison, qui donne des ordres (v.2, v.17 et 18, v.35) et fait des remontrances (v.16).
Trois générations de femmes, trois des quatre âges de la vie : la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse. Des femmes unies par le lien du sang : mère, filles, sœurs, par l’affection, comme l’atteste la question posée à Lotte au vers 22. Le nombre sept introduit le symbole et la légende, il rappelle ces vers de « Nuit rhénane » : « Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes/ Tordre leurs cheveux verts jusqu’à leurs pieds ».
Le chiffre sept établit la jonction entre l’univers réaliste qui domine « Les femmes » et le monde des légendes.

2. Le bien-être et la vie quotidienne

Nous l’avons dit, ces femmes ont des activités quotidiennes, elles cousent, bavardent, mangent, prient.
Leur intérieur est simple mais confortable, bien protégé de l’hiver. Confort accueillant perceptible dans la première strophe (« […] remplis le poêle et mets l’eau du café // Dedans – Le chat s’étire après s’être chauffé »).
Nous sommes à la fin de l’après-midi, le jour est déjà tombé, le dîner – ou une sorte de goûter – se prépare. On ne manque de rien pour se restaurer (énumération des vers 17 et 18), pour résister au froid.
L’hiver du reste ne fait pas peur, au contraire, il est un présage heureux : « Cet hiver est très froid, le vin sera très bon ». En dépit de sa rigueur, il est un allié pour les vignerons et leurs femmes, il leur garantit une bonne récolte.
Ces femmes forment une communauté rassurante, de même que le village dont nous apercevons quelques figures familières : le facteur, les voisins : Gertrude et Martin, le maître d’école, le sacristain, le vieux bourgmestre, le curé.

3. Une touche de lyrisme

L’amour transparaît discrètement dans les répliques des villageoises. Il y a d’abord le mariage de Gertrude et de Martin, attendu, espéré, prévisible.
On peut à partir de l’adverbe « enfin » imaginer plusieurs histoires d’amour, ce mariage dans tous les cas apparaissant comme le dénouement heureux après certains obstacles (la famille, les hésitations ou la timidité…).
L’amour apparaît plus nettement dans la strophe six (v.21-24), avec la tristesse de Lotte, peut-être son premier chagrin d’amour. C’est une jeune fille qui fait sa première expérience, d’autres autour d’elle cherchent à la consoler avec des mots affectueux (« ô petit cœur »). L’une d’elles se méfie de l’amour (v.22) et affiche un égoïsme un peu dérisoire. Une autre apporte cette leçon : « Lotte l’amour rend triste – Ilse la vie est douce ». Ilse est peut-être celle qui se garde d’aimer, ce serait la voix du vers vingt-deux.
Rien de tragique dans cet univers simple ; malgré d’inévitables peines amoureuses – inévitables comme le suggère ce présent de vérité générale : « l’amour rend […] » – , il fait bon vivre dans cette maison : « Ilse la vie est douce ».
On peut noter ici la symétrie syntaxique des deux hémistiches de l’alexandrin (v.28) : tout fonctionne par couple : Lotte et Ilse, l’amour et la vie, triste et douce. Cet univers, on pourrait presque parler de cocon, sait se protéger, de l’hiver d’abord, des peines de la vie ensuite.

Transition : Mais peut-il se protéger de la mort qui semble rôder dans le paysage hivernal ? C’est qu’à l’extérieur règne une tout autre atmosphère que dans la maison. Le décor n’a plus rien d’hospitalier ni de rassurant. Quel rapport y-a-t-il entre l’extérieur et l’intérieur ?

II. De l’intérieur vers l’extérieur : du réel vers le rêve

A l’extérieur s’impose un monde peuplé de figures étranges (v.15 : Herr Traum, Frau Sorge), la mort aussi rôde. La banalité quotidienne cède la place à l’étrangeté, l’impression de bien-être s’efface devant une atmosphère à la fois inquiétante et envoûtante.

1. Des femmes attentives à l’extérieur

Les femmes dans la maison perçoivent le monde extérieur. Elles l’entendent et le regardent. C’est ainsi qu’elles aperçoivent le facteur et le maître d’école, ou Pierre le chasseur (v.27).
Elles entendent aussi le vent, l’une d’elles a cette belle comparaison (v.20) : « On dirait que le vent dit des phrases latines ». La femme qui fait cette remarque partage avec le poète le don d’associer le bruit du vent au chant religieux. Le rythme régulier de cet alexandrin (4 accents sur la 3ème, la 6ème, la 9ème, la 12ème syllabe) souligne aussi bien la musicalité du vent que la sensibilité prêtée à cette femme.
Leur parvient encore la cloche de l’église annonçant la mort du sacristain. Mort annoncée au vers 11 et présente aussi dans l’avant dernière strophe.

2. Un univers nocturne et macabre

La nuit hivernale est traversée par le ululement de l’effraie. Animal bien nommé qui empêche le « rossignol aveugle » de chanter. C’est la première image inquiétante (v.5-5) que celle du rossignol – aveugle ? pour mieux chanter ? – apeuré par l’oiseau de nuit.
Avec la nuit tombante naissent les formes inquiétantes. La réalité se métamorphose de façon inquiétante dans l’avant dernière strophe. Comparaison des ceps avec des ossuaires, les « suaires » restent une métaphore mystérieuse. A quelle réalité s’applique-t-elle ? Que sont ces suaires ?
L’aboiement des chiens (v.32) n’a rien de rassurant, dans le silence de la nuit, il peut avoir quelque chose de macabre et d’alarmant. On peut aussi évoquer les sonorités suggestives de l’adjectif « morfondus ».
La mort est en réalité présente dans tout le poème. Avec l’annonce de l’agonie du sacristain (v.11) et de sa mort dans la dernière strophe : le poème a donc une unité de temps.
Le poêle qui menace de s’éteindre –(v.35) a quelque chose de symbolique : c’est la vie, la chaleur de la vie qui peuvent disparaître.

3. L’irruption du rêve

Mais la forêt allemande par une nuit d’hiver est pleine de charmes.
Le vent apporte son chant (v.13-14). Sa « voix grave de grand orgue » fait d’elle une cathédrale peuplée d’êtres fabuleux : Herr Traum et Frau Sorge, lointains parents de figures légendaires germaniques comme la Lorelei ou le brigand Schinderhannes, allégories du Rêve et du Souci (en allemand Traum et Sorge).
On peut aussi comprendre que le paysage rhénan en hiver engendre le rêve et le souci.
Autre aspect merveilleux : la ronde des sapins. A la nuit tombante les arbres s’animent et la forêt chante.
Le spectacle est complet : musique et danse.

Conclusion

Deux constats s’imposent à partir de l’étude de ce poème.
D’abord, on peut noter le contraste très net entre l’extérieur et l’intérieur, et avec lui, la coexistence de la réalité quotidienne et du rêve, de l’étrangeté.
Soulignons que la dualité, constituée d’un monde familier et rassurant et d’un univers peuplé de mythes, de légendes, traverse la plupart des poèmes regroupés sous le titre « Rhénanes ».
On peut ainsi trouver, dans « Nuit rhénane », d’un côté « les filles blondes au regard immobile aux nattes repliées », de l’autre « sept femmes (aux) cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds ».
Ensuite se caractérise aussi par l’unité de l’évocation : la mort est omniprésente, dans le paysage hivernal comme dans les propos des femmes.
Le poème se clôt sur une note d’inquiétude et le confort douillet des villageoises semble bien fragile.

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