Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Vieillard et les trois Jeunes Hommes

Fable étudiée

Un octogénaire plantait.
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage ;
Assurément il radotait.
Car, au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un Patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu’à nous.
– Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui :
J’en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l’Aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison ; l’un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l’Amérique ;
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés.
Le troisième tomba d’un arbre
Que lui-même il voulut enter ;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

La Fontaine, Fables

Introduction

Cette fable est une méditation du fabuliste vieillissant sur la vieillesse et sur la mort. L’idée générale est que l’homme n’est pas maître de sa destinée. Dans la mesure où il n’a pas d’autre but que lui-même, il est esclave du sort qui peut l’anéantir à tout moment. Mais, dès l’instant où il pense aux autres, où il s’intègre au mouvement universel des générations, il est conscient de la fraternité humaine et n’a plus à redouter la mort. La fable se présente sous la forme d’un récit : à l’impertinence des jeunes gens (vers 1 à 12) répond le discours du vieillard (vers 13 à 27) puis c’est l’épilogue (vers 28 à 36) qui vient donner raison au vieillard.

Enjeu : Deux remarques égoïstes des jouvenceaux s’opposent à l’attitude sage et attristée du vieillard.

I. L’impertinence : une préoccupation égoïste et réaliste qui se prend peur pour la sagesse

On note le rythme rapide et cadencé de l’ardeur juvénile.

Vers 1 : C’est un octosyllabe d’une densité étonnante qui expose la situation. Il y a un contraste entre la grande vieillesse et le fait de planter qui implique un acte de fois dans l’avenir, une volonté de surprendre entre le passé et le futur, car octogénaire est à un âge que l’on atteint rarement au XVIIème siècle.

Vers 2 : Tout aussitôt, on entend des bribes de phrases échangées pas des passants. Importance des infinitifs mettant en valeur l’action dépouillée de tous ses aspects accessoires (« bâtir » implique un pari sur l’avenir : on construit rapidement puis on l’habite. « Planter », à son âge, le vieillard ne peut espérer en voir les fruits).

Vers 3 : On entend des paroles avant de voir les jouvenceaux (ce terme suggère la légèreté et l’inexpérience). Le terme « enfants du voisinage » exprime leur familiarité et justifie le dénouement.

Vers 4 : Le style indirect libre atténue un peu l’insolence de leur propos mais ils s’expriment sans nuance.

Vers 5 à 10 : La Fontaine passe au style direct : les jeunes gens s’adressent maintenant au vieillard, l’apostrophe est véhémente.

Interrogation oratoire du vers 6.

Ironie impertinente du vers 7 (allusion aux patriarches bibliques).

Méchanceté inconsciente des vers 8 et 9 (l’avenir n’est fait que pour nous).

Ridicule de leur conseil de confesseur au vers 10 (avant la mort il faut se repentir).

Vers 11 : L’ampleur de l’alexandrin avec le balancement symétrique des deux compléments évoque l’avenir interminable qu’ils imaginent. Ce discours ridicule jette le discrédit sur ces étourdis pleins d’insolence pour lesquels La Fontaine ne montre aucune tendresse.

II. La réplique du vieillard : sagesse mesurée mais ferme : l’égalité des jeunes et des vieux devant la mort

A. Premier mouvement : il développe le thème de l’inconstance des choses humaines

Il part d’une sentence aux vers 14 et 15 : « tout établissement vient tard et dure peu ».

Il étend sur eux la menace de la mort (« Les Parques blèmes »).

Il répond à leur insolence par le rappel de l’égalité de tous, jeunes et vieux, devant la mort (vers 16 et 17).

Il renverse l’argument des jeunes (vers 18 à 20) : le destin les a peut-être condamné à partir avant lui. Le double enjambement marque la solennité.

« Les clartés de la voûte azurée » est une expression poétique qui montre le goût du vieillard pour la vie.

La conclusion de ce premier mouvement est entièrement philosophique.

B. Deuxième mouvement : une pensée altruiste et une réponse point par point

Il répond à l’égoïsme des jeunes gens par l’appel à une solidarité altruiste tournée vers l’avenir (vers 21 à 23).

Il plante ses arbres pour sa descendance (l’interrogation oratoire). « Se donner des soins pour le plaisir d’autrui réponds au vers 9« .

Il répond à la question du vers 6 (« quel fruit ») en évoquant le plaisir qu’il éprouve aujourd’hui même en préparant « l’avenir d’autrui ».

Il répond à la curiosité des jeunes gens du vers 12 par une phrase poétique : « la beauté de l’aurore s’oppose à la solennité des tombeaux ».

C’est une leçon de sagesse mais d’une cruauté impitoyable et pathétique.

III. Épilogue : rigueur brutale et impitoyable

La diversité des cas a valeur d’enseignement.

Le premier rêvait d’aventure (accent mis sur la rapidité de sa mort montrant l’ironie du sort).

L’autre était un ambitieux aux buts précis et aux moyens nettement attendus (périphrases pour désigner la guerre et la carrière politique), le destin le frappe aussi à l’improviste mais lui a laissé le temps de s’habituer à ses rêves (contraste malicieuse entre l’orgueilleuse périphrase des vers 30 et 31 et la rapidité de la mort).

Le troisième ne rêvait pas (thème du jardinier). La mort donne au vieillard une revanche ironique. La jeune homme n’a même pas pu greffer un arbre.

Trois morts, trois tableaux, trois idées différentes mais une conclusion unique : le destin est seul maître.

Les deux derniers vers sont émouvants. Le vieillard aimait ses jeunes voisins. Il avait essayé de leur apprendre la vie. Il tente de s’adresser aux générations futures (« il grava ») pour que leur aventure serve de leçon à la postérité.

Conclusion

La Fontaine est plus grave que d’ordinaire. Il constate que l’homme n’est pas maître de son destin ce qui n’est guère réjouissant. Pourtant, il ne désespère pas et adopte la solution de l’amour : amour de la vie et surtout des hommes montrant ainsi un épicurisme délicat.

Du même auteur La Fontaine, Fables, L'Ours et les deux compagnons La Fontaine, Fables, Le Rat qui s'est retiré du monde La Fontaine, Fables, La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf La Fontaine, Fables, Le Philosophe Scythe La Fontaine, Fables, L'homme et son image La Fontaine, Fables, Les grenouilles qui demandent un Roi La Fontaine, Fables, Le Coq et le Renard La Fontaine, Fables, Le pouvoir des Fables, Seconde partie La Fontaine, Fables, La Mort et le Mourant La Fontaine, Fables, Le Villageois et le Serpent

Tags

Commentaires

0 commentaires à “La Fontaine, Fables, Le Villageois et le Serpent”

Commenter cet article